Puisqu’on est à l’heure où l’on fait d’Ali Bongo une apparition spectrale et puisque cette apparition spectrale suscite des appels militaires à l’insurrection et ébranle le cœur même de notre croyance en la République, certains pourraient dire que l’heure n’est plus à parlementer, mais à l’action. Mais quelle action ?
Pr Noël Bertrand Boundzanga*
L’Etat anarchisé
Les premiers jours de l’an 2019 font observer que les agents du régime qui nous gouvernent malgré nous font sauter la norme, la règle, les conventions coutumières, etc. Ils diront qu’en situation extraordinaire, réponse extraordinaire. Oui, mais le caractère extraordinaire de la réponse ne doit pas être une négation de la norme et de la règle de droit. Il peut, tout au plus, avoir une vitesse inhabituelle dans le processus de la prise de décision qu’il constitue. Ainsi, désormais, l’empressement justifie la méprise de la norme. De cette observation il découle que ceux qui ont la charge de faire respecter les normes et les conventions coutumières raccourcissent le temps, trop long, selon eux, pour prendre des décisions qui pressent. Il y a là une contraction du temps normatif mêlée à un mélange de l’espace. C’est le modèle de l’urgence. L’expression populaire « de là à là » rend précisément compte de cette tendance à ignorer les procédures de manière à trouver une solution extra-normative au profit d’un arrangement de circonstance.
Entre l’installation du nouveau bureau de l’Assemblée nationale, la désignation du Premier ministre, la formation d’un nouveau gouvernement, l’arrivée d’Ali Bongo au Gabon, la prestation de serment de son gouvernement et son retour au Maroc, la vitesse du temps est telle que des règles de droit et les coutumes ont parfois été injuriées. Ainsi en est-il au moins de la nomination de l’ancien Premier ministre au poste de Médiateur de la République dont personne n’a suivi l’acte de démission. Mais, pire, il en est ainsi de la modification unilatérale de la Constitution par les juges constitutionnels, niant la loi pour contourner la vacance du pouvoir que les agents du régime semblent exécrer. « De là à là », laissant les « longueurs » en matière de modification de la Constitution, les juges constitutionnels ont aboli par leur geste l’Etat de droit et installé l’Etat anarchique. Car, en réalité, ce n’est pas la maladie d’Ali Bongo qui met le pays en crise, mais cette réécriture de la loi dont les conséquences sont graves dans les mœurs et la vie institutionnelle.
Puisque les agents du régime, qui sont garants de l’Etat de droit selon la conjoncture politique actuelle, ont nié le droit (et c’est une énième fois), Kelly Ondo Obiang et ses amis, ne supportant pas par ailleurs la réduction de leur chef en figure spectrale, ont trouvé une réponse « de là à là », le 7 janvier, pour nier à leur tour la vie juridique publique déjà sabotée par les juges constitutionnels et d’autres agents du régime. L’appel militaire à l’insurrection populaire, que d’aucuns appellent tentative de coup d’Etat, est aussi une contraction du temps et de l’espace qui nie les règles en matière de prise de pouvoir dans un régime démocratique. Justement, le désordre appelle le désordre et il ne faut pas reprocher aux autres ce dont on est soi-même coutumier. Ce qui est manifeste, c’est l’addition des négations du droit, conséquence condamnable de l’état anarchique permanent ayant ruiné la croyance et la possibilité d’un Etat de droit.
La société civile en première ligne, l’opposition alerte
La société civile a incessamment invité les agents du régime à se prémunir de la règle de droit. Dans le souci de faire vivre en sécurité les fils d’une même Nation poursuivant un destin commun, elle a demandé une expertise médicale aux fins de statuer sur les capacités réelles d’Ali Bongo à diriger le Gabon ; elle a invité la communauté nationale et les pays amis à se pencher sur le Gabon, malade alité, pour se rappeler un texte formidable de Pierre Claver Akendengue (Maladalité). L’appel au droit n’a pas été entendu et le régime mène le pays avec le trouble à l’ordre public permanent.
Les leaders de l’opposition ont invité aussi au dépassement de la logique de l’urgence enfantant des règles extra-normatives. Une partie de l’opinion reproche aux leaders de la société civile et de l’opposition de se réduire aux conférences de presse et déclarations publiques. Dans le fond, il leur est reproché de n’avoir pas d’options « de là à là » pour rétablir la démocratie et la République. Mais que peuvent-ils faire d’autre quand ils ne sont pas chefs de guerre ? Lorsqu’ils empruntent pacifiquement la rue, ils sont, au mieux, gazés par les forces de défense du régime et, au pire, sont arrêtés de « là à là » par la justice du régime. Dans ce clan, certains prétendent que la rue ne fait pas la démocratie, expression d’une mauvaise foi qui n’ignore pas que la rue est l’un des lieux illustrant la démocratie. Cette confusion de sens est prévisible, car nombre d’agents du régime sont rémunérés pour penser « de là à là », c’est-à-dire en niant la logique dans l’exercice de la pensée.
Instant de lucidité
L’une des maladies qui entravent l’alternance et le changement, c’est la tyrannie du soupçon qui voit en tous les acteurs de la société civile et de l’opposition des opportunistes politiques. A dire vrai, c’est dans le cerveau social même de la Nation qu’il y a entrave à l’alternance et à la libération du pays, puisqu’il faut lâcher le mot. Dans la psychose du soupçon, non seulement le régime a intérêt à l’alimenter, mais surtout le soupçonnant projette sur le soupçonné ses propres faiblesses. Il prépare ce dernier à battre pavillon, tandis que son indifférence à lui est moins la preuve d’une probité morale que la reconnaissance inconsciente de sa propre faiblesse. Et, d’ailleurs, il n’est pas fortuit que les populations suivent d’abord les leaders politiques fortunés au mépris des valeurs qu’ils peuvent incarner. Dans cette allure donc, n’est compté comme leader crédible, même s’il ne fait pas accéder au progrès social ou à la libération, que l’homme fortuné se trouvant dans les gîtes du régime ou ayant fait ses emplettes dans ce même régime. Contrairement à une pensée ambiante, il ne fait pas bon de régler les problèmes avec ceux qui les ont créés.
Dans l’idée de la représentation du peuple par des leaders qui s’imposent par divers mécanismes, l’opinion publique méprise en général la transaction qui a cours dans la fabrique de ses élites. Le cerveau social et politique fabrique des leaders à la mesure des ambitions et des idéaux des populations. Ainsi, pourra-t-on dire, les leaders politiques, qu’ils soient du régime ou de l’opposition, sont le miroir du peuple par le fait qu’ils en incarnent l’esprit. Peuple, soyez plus courageux et vos leaders le seront, pourrait-on lancer. Il y a une dépendance réciproque entre le peuple et ses leaders. Seuls les métaphysiciens de la plèbe pensent que les leaders transcendent systématiquement le niveau du peuple. Dans cette logique, il convient de renoncer au relativisme moral, à l’à-peu-près de la vérité.
« De là à là », de quoi donc le peuple est-il capable dans la transaction politique avec ses leaders ? Il lui appartient d’abord de se savoir et se sentir peuple et d’en porter les stigmates des droits et devoirs affiliés. On a cru, un moment, que la société pouvait changer par le haut et l’élite. Tout le monde est censé avoir compris que la libération est à l’initiative des plus faibles et des plus humanistes parmi l’élite intellectuelle et administrative. Que le peuple s’auto-représente donc et que, même en pianotant leurs commentaires sur Facebook ou Whatshapp, il sache coordonner des actions qui institutionnaliseraient une nouvelle société.
Dans le temps qui nous accable tant, l’exigence de la transparence sur l’état de santé du présumé chef de l’Etat et clé de voûte des institutions devrait s’originer dans les rangs du peuple. Et Kelly Ondo Obiang est, sans doute, l’une de ses plus naïves incarnations. Sauf que le peuple n’est point éduqué à l’extrémisme ; il n’en veut même pas. Il ne veut guère de solution « de là à là » et de la contorsion de la vérité. Tel est son plein droit, encore faut-il qu’il en soit conscient pour en dépasser les limites. L’idée de révolution n’a pas une bonne réputation ici. Aussi, même si on évoquait la suspension du droit pour établir la République, comme ce fut le cas pour la France révolutionnaire, la révolution ici ne prospérera pas. Peut-être sommes-nous condamnés par notre démographie ou par la disproportion de l’armement du régime en rapport avec le nombre de l’esprit révolutionnaire ! Et tant que la France et d’autres pays vendront des armes à notre régime, et tant que le peuple n’aura pas suspendu « la sagesse de sa maturité » décrétée par l’Etat anarchiste, on comptera toujours des morts dans les rangs du peuple selon la logique de notre « démocratie meurtrière ». Le plus étrange est que les thuriféraires du régime ont déjà suspendu l’Etat de droit à leur compte !
Le peuple, la condition du roman de la souveraineté populaire
Au risque de faire fonctionner notre pays dans un état permanent d’anarchie, peut-être faudra-t-il que le peuple, encore faut-il qu’il se constitue comme tel, prenne le pivot « de là à là ». Chemin d’autan plus autorisé que les agents du régime l’empruntent volontiers. Aujourd’hui, pour sortir des apparitions spectrales de la clé de voûte des institutions, le chemin tout tracé par les législateurs est celui d’une déclaration de la vacance du pouvoir qui aboutirait à une élection présidentielle anticipée.
Or, dans cette zone équatoriale, il y a une démocratie de papier sans démocratie de fait. Aller dans une élection contre des anarchistes ne nous enverrait-il pas à nouveau dans la gueule du loup ? A cela, je dirai qu’aucun anarchiste ne vaincra les républicains si le peuple se mobilise à la hauteur du danger qui le menace quotidiennement. C’est là qu’il faut inverser le rapport de force. C’est là qu’il nous faut sortir de nos illusions. Dans ce bras de fer qui met face à face les républicains et les anarchistes, nous pourrions dire que nous sommes prêts à être ce peuple souverain qui s’auto-représente. Que le peuple fasse vaciller le complot des élites contre lui ! Tel est le roman de notre souveraineté populaire. Comme le régime et ses agents « ne suivent pas » la mouvance démocratique, le peuple doit pouvoir leur faire ça dur « de là à là ».
*Maître de conférences (UOB) et Membre de la société civile