Le Conseil des ministres du 30 mai 2025 a marqué une volonté affichée de rupture et d’accélération économique au Gabon sous l’impulsion du président de la République, Brice Clotaire Oligui Nguema. Annonces fortes, création de nouvelles structures, objectifs ambitieux… Pourtant, derrière le vernis de la nouveauté plane l’ombre des initiatives passées, notamment la politique controversée des agences nationales sous Ali Bongo. Les nouveaux « fonds stratégiques » parviendront-ils à éviter les écueils qui ont miné leurs prédécesseurs ou le Gabon est-il condamné à répéter les mêmes schémas institutionnels aux résultats décevants ?
Une volonté de rupture affichée : fonds, interdictions et centrale d’achats
Le gouvernement a dévoilé une panoplie de mesures visant à “marquer une rupture visible avec les lenteurs et les inerties du passé“ et à obtenir un “changement profond et mesurable dans la vie des Gabonais”. Au cœur de ce dispositif figure la création annoncée de cinq fonds sectoriels :
• Fonds national pour l’énergie et l’eau (FNEE) ;
• Fonds stratégique pour le développement de la pêche et de l’aquaculture (FDPA) ;
• Fonds gabonais pour l’habitat et le logement (FGHL);
• Fonds national pour les infrastructures (FNI) ;
• Fonds stratégique agricole (FSA).
Ces structures sont présentées comme des “leviers” et des “outils” destinés à organiser et fluidifier le financement de projets structurants dans des secteurs clés (énergie, eau, pêche, logement, infrastructures, agriculture) pour renforcer la souveraineté nationale.
À ces fonds s’ajoutent des décisions radicales :
– interdiction d’exportation du manganèse brut d’ici 2029 pour favoriser la transformation locale et
– interdiction d’importation de poulet de chair d’ici 2027 pour stimuler la production nationale. Enfin, pour répondre à l’urgence sociale, la création d’une centrale d’achats des produits de première nécessité est annoncée pour maîtriser les prix et lutter contre la spéculation.
L’ensemble est assorti de mesures d’accompagnement (fonds public-privé pour le manganèse, crédits aux éleveurs, incitations fiscales, formation, renforcement de l’ANPI…). Ce qui dessine une feuille de route économique ambitieuse.
Le spectre des agences nationales d’Ali Bongo
Cette volonté de créer des structures dédiées pour impulser le développement sectoriel n’est pas sans rappeler la politique menée sous la présidence d’Ali Bongo Ondimba. Confronté à une administration jugée pléthorique et peu efficace, l’ancien régime avait multiplié la création d’agences nationales censées agir comme des outils plus agiles et opérationnels pour mettre en œuvre les projets présidentiels (ANGT, ANPI, Aninfra, etc.). L’objectif affiché était louable : accélérer la transformation économique et contourner les lourdeurs bureaucratiques.
Cependant, le bilan de ces agences est aujourd’hui largement critiqué. Nombre d’entre elles ont été qualifiées de “budgétivores”, opaques dans leur gestion, échappant souvent aux contrôles classiques de l’administration publique. Malgré des dotations financières considérables, leurs résultats concrets sur le terrain sont restés très mitigés, voire inexistants pour certaines, devenant des symboles d’inefficacité et de mauvaise gouvernance. L’Agence nationale des grands travaux (ANGT), devenue ANGTI, est souvent citée comme l’exemple emblématique de ces structures coûteuses aux réalisations décevantes.
Fonds stratégiques : nouveaux acronymes, vieux démons ?
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les nouveaux fonds stratégiques échapperont au destin de leurs aînées, les agences. La démarche semble similaire : créer des entités spécifiques, dotées de moyens propres, pour piloter des politiques sectorielles en marge des ministères traditionnels. Comme le souligne une analyse récente de Dépêches 241, “ là où Ali Bongo avait multiplié des agences pour court-circuiter une administration jugée inefficace, Oligui Nguema semble miser sur des fonds pour contourner les blocages budgétaires classiques. Même méthode, même approche, mais pour quels résultats ? « Le risque est grand, en effet, de voir ces fonds devenir de nouvelles “boîtes noires budgétaires” bénéficiant de financements publics conséquents sans réelle obligation de résultats ni transparence accrue ».
Le communiqué du Conseil des ministres reste muet sur des points essentiels : quelle sera la gouvernance exacte de ces fonds ? Seront-ils dirigés par des experts indépendants ou par des nominations politiques ? Quels seront leurs budgets initiaux et leurs mécanismes de financement pérennes ? Quels seront les critères d’allocation des ressources et, surtout, quels mécanismes de contrôle et d’évaluation indépendants seront mis en place pour mesurer leur performance réelle ?
Sans réponses claires et sans garanties solides sur ces aspects cruciaux de gouvernance, les fonds stratégiques risquent fort de reproduire les travers des agences, car “les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne suffit pas de changer les noms, il faut surtout changer les pratiques“, comme le rappelle Dépêches 241. La création de nouvelles structures ne peut suffire à garantir le succès si la culture de gestion publique, la transparence et la redevabilité ne sont pas profondément réformées.
Les autres mesures annoncées, bien que fortes, soulèvent aussi des interrogations quant à leur mise en œuvre effective. L’interdiction d’exporter le manganèse brut est une décision souveraine majeure, mais sa réussite dépendra de la capacité réelle du pays à attirer les investissements nécessaires, à fournir l’énergie suffisante et à former la main-d’œuvre qualifiée pour une transformation locale compétitive. L’interdiction d’importer le poulet nécessitera une montée en puissance rapide et structurée de la filière avicole nationale pour éviter les pénuries ou l’explosion des prix. Quant à la centrale d’achats, si elle peut potentiellement réguler les prix, elle pourrait aussi devenir une source d’inefficacité, de corruption ou de distorsion du marché si sa gestion n’est pas exemplaire.
Conclusion : l’urgence d’un changement de paradigme
L’ambition de transformation économique affichée par les nouvelles autorités gabonaises est nécessaire et attendue. Cependant, la multiplication de nouvelles structures, sous forme de fonds stratégiques, fait dangereusement écho aux échecs passés de la politique des agences nationales. Pour que la rupture annoncée ne soit pas qu’un simple changement d’acronymes, il est impératif que ces nouvelles initiatives s’accompagnent d’un changement radical de paradigme en matière de gouvernance publique : transparence absolue dans la gestion des fonds, mécanismes de contrôle indépendants et rigoureux, évaluation systématique des performances basée sur des indicateurs clairs et mesurables et obligation de rendre des comptes.
Sans ces garde-fous essentiels, les fonds stratégiques risquent de n’être qu’une nouvelle illustration de la difficulté du Gabon à traduire des ambitions politiques en résultats concrets pour la population, rejoignant ainsi le vaste “cimetière administratif des promesses non tenues”. Les Gabonais attendent désormais des actes et des résultats, bien au-delà des effets d’annonce.
Jean Félix Nzenguet