La présente réflexion va tenter de montrer l’écart, voire le fossé, entre la gouvernance politique idéale, c’est-à-dire celle prévue par les normes théoriques, et les pratiques gouvernementales réelles ou factuelles. Celle-ci découle d’une observation particulièrement minutieuse de la gestion politico-administrative des États, quelle que soit la région du monde. En l’occurrence, le Gabon apparaît comme un cas d’étude particulièrement intéressant au regard des multiples récriminations dont font souvent l’objet ses divers gouvernants accusés de gouvernance hors-norme.
Les concepts de légitimité et de droit, très liés, malgré leur différence du point de vue de leurs définitions respectives, vont ensemble constituer la base d’appui de la démonstration du décalage indéniable entre les principes politiques et la réalité de la gouvernance pratique. Le cadre circonscrit par l’étude en cours s’aligne sur la définition que la science politique donne de la légitimité, à savoir la reconnaissance et l’acceptation par le peuple d’une autorité, d’une loi et/ou d’un régime en vigueur. Le droit, quant à lui, sera considéré comme ce que la loi attribue en propre à la société et à ses membres.
En tant que régime politique consacrant la légitimité comme modalité de fonctionnement par excellence, la démocratie, qu’Abraham Lincoln définit justement comme « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple », servira de modèle à cette étude. La démocratie est le régime politique qui reconnaît au peuple la propriété et la paternité du pouvoir et de la souveraineté. En d’autres termes, en démocratie, le peuple est le seul et unique détenteur de l’autorité qu’il est libre d’utiliser comme bon lui semble.
Par ailleurs, ne pouvant exercer, lui-même, le pouvoir politique, le peuple choisit des représentants, parmi les membres de la société, pour gouverner à sa place. Cette délégation du pouvoir aux élus matérialise et/ou consacre, pour ainsi dire, leur légitimité. L’observation du jeu démocratique montre que le processus, englobant les opérations électorales se passe bien, ou presque, jusqu’au moment du choix des représentants, c’est-à-dire jusqu’au vote, au cours duquel ceux-ci sont élus. Le bon déroulement dudit processus ainsi décrit fait, évidemment, fi des possibles anomalies telles que la fraude électorale et l’achat de consciences qui peuvent l’entacher. Une fois l’onction du peuple reçue, et parvenus au pouvoir, les élus, dont la mission clairement fixée dès le départ du processus démocratique est de gouverner dans l’intérêt du peuple, semblent se départir de cette motivation qui les a pourtant propulsés aux postes de responsabilité politico-administratifs. Ils renoncent ou oublient les engagements de bonne gouvernance pris lorsqu’ils se portaient candidats aux élections. En plus des quelques obligations légales qu’ils choisissent de respecter, les élus s’approprient surtout tous les droits, les leurs et ceux des populations les ayant choisis pour gouverner et au nom desquelles ils doivent exercer le pouvoir. En général, ils s’octroient une légitimité qui déborde clairement les limites de celle accordée par le peuple.
Un président de la République, les parlementaires et les membres du gouvernement font partie des élus et se consacrent, en principe, à la gestion politico-administrative de l’État. Dans cette logique, ils doivent veiller à ce que chaque citoyen reçoive la juste part de ce qui est prévu par la loi en termes d’éducation, de santé, d’emploi, de rémunération, de couverture sociale, de partage des richesses nationales. Malheureusement, le constat sur le terrain est loin de la réalité. Les orientations et autres décisions prises dans le cadre de la gouvernance politique paraissent aux antipodes des obligations auxquelles les dirigeants doivent normalement s’astreindre. C’est ainsi qu’au Gabon (entre 2013 et 2023), par exemple, on a vu les autorités imposer des mesures d’austérité aux populations déjà durement éprouvées par les difficultés existentielles quotidiennes. Ces dernières ont subi, entre autres, le gel des recrutements à la fonction publique, la suspension des mises en stage, le blocage des avancements réglementaires des carrières des fonctionnaires et même la suppression des bourses des étudiants. Les recommandations ou les exigences des bailleurs de fonds internationaux (Fonds monétaire international et Banque mondiale) sur la maîtrise des dépenses ou des charges des États sont avancées pour expliquer, voire justifier, de telles mesures. Or, parfois, même en temps normal où les États gèrent leurs finances sans restriction, la majeure partie de la population, pourtant ayant-droit, est exclue du bénéfice des avantages légaux par l’action volontaire et discriminatoire des gouvernants. De nombreuses et diverses raisons, souvent aussi fallacieuses les unes que les autres, sont évoquées pour tenter de convaincre l’opinion de la validité des mesures iniques prises contre elle. C’est dans cette optique qu’on a parfois entendu certains gouvernants déclarer de façon ostentatoire que telles ou telles revendications ou telles ou telles mesures, pourtant légales en faveur du peuple, leur coûtent cher. Ces réactions curieuses, maladroites et condamnables des autorités peuvent faire croire que les fonds ainsi alloués à ces dépenses, pourtant régaliennes, sont prélevés sur leur compte personnel. Or, il n’en est rien.
Par ailleurs, lorsqu’elles décident, malgré tout, de satisfaire la population, selon ce qui est dûment prévu par la loi, on constate que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Au contraire, la faveur est souvent accordée à certains, au nom des relations personnelles ou de proximité qu’ils ont avec les dirigeants, au détriment d’autres. Ces phénomènes de discrimination et de favoritisme sont visibles, par exemple, dans la régularisation des situations administratives des agents de l’État, dans le paiement des pensions retraite et même dans la distribution des bourses aux apprenants. On aurait pu évoquer des arbitrages budgétaires, selon les disponibilités financières et les priorités, pour expliquer ou justifier certaines mesures d’austérité et certaines décisions des autorités. Parfois, l’idée de conjoncture est avancée comme explication des restrictions ou de la suspension de certains droits légaux.
Toutefois, confronté à la réalité qui montre les dépenses considérables faites dans certaines administrations, l’opulence dans laquelle certains élus vivent subitement et qui coïncide avec leur accession au poste de responsabilité politico-administratif, on peut difficilement comprendre et accepter l’idée d’insuffisance des finances pour les besoins d’une certaine catégorie de citoyens.
Comme on peut le constater, les élus s’accaparent la légitimité que leur accorde le peuple et l’élargissent à leur guise. Dans ce dépassement des limites de ce qui est autorisé, ils font des droits de tous les citoyens ce qu’ils veulent. Par conséquent, si, dans le régime démocratique censé garantir les droits de tous, les élus prennent autant de liberté avec la justice, la loi, les droits des populations et, globalement, la gouvernance politico-administrative, que peut-on raisonnablement attendre des gouvernants qui ne tiennent pas leur légitimité du peuple ? Cette question vaut son pesant d’or, notamment en Afrique où les dirigeants de certains pays (Mali, Niger, Gabon, etc.) ont accédé au pouvoir, non pas par l’action du peuple, mais par leurs propres moyens. Dans certains cas, bien qu’ils n’aient pas été élus, les gouvernants semblent avoir reçu la caution et le soutien des populations.
En fin de compte, qu’elle ait été accordée par l’action du vote populaire ou après coup, à la suite d’une accession atypique ou irrégulière au pouvoir, la légitimité, qui symbolise la reconnaissance et l’acceptation de l’autorité des gouvernants, court le risque, du fait du libre arbitre, voire de la mauvaise foi des gouvernants, d’être dévoyée et détournée des voies légales. Ce risque paraît plus important dans le cas des pays où les dirigeants ont accédé au pouvoir sans l’aval ou le concours du peuple. Ainsi, “dis-moi de qui je tiens ma légitimité et je te dirai ce que je fais de tes droits”.
MOTO NDONG François,
docteur en philosophie de l’existence et de la religion, chercheur au département de recherche en philosophie du développement,
Institut de recherche en sciences humaines (IRSH) – Cenarest
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