Les êtres humains ont des passions et des intérêts (nous y reviendrons), mais les engagements publics ont tendance à vouloir réprimer les passions au profit des intérêts. Alors que les premiers sont plus décisifs que les seconds. Le rationalisme moderne est fondé sur l’axiomatique de l’intérêt. Cette rupture, qui date du XVIIIe siècle occidental, continue de dominer les grilles de lecture modernes.
En effet, la théorie économique moderne qui a contaminé les autres sciences sociales est fondée sur ce principe, l’évolutionnisme moderne sur lequel repose l’idée de développement n’a cessé de nous vendre le mythe de l’arrachement. Autrement dit pour devenir, des êtres humains à part entière ; c’est-à-dire en fait des occidentalisés nous devenons renoncer a notre être. Les sauvages habiteraient les villages et les civilisés ou développés naguère « évolués » habiteraient les villes et sont donc branchés au monde. Ce faisant, ces derniers fins « connaisseurs » de nos contrées doivent à la fois sonner le tocsin et fixer les termes du débat. Nous sommes donc des anormaux qu’il faille « aider à sortir du sous-développement ».
De fait, les experts en tous genres sont toujours à nos chevets. L’Etat moderne est une de ces inventions humaines qui suscitent de nombreuses passions. Le problème ici c’est que nous ne savons pas vraiment de quoi nous parlons. Car pour changer quelque chose ou une situation, il faudrait au préalable qu’elle existe. Autrement dit que la société soit soumises à des contraintes qui rendent les reformes inéluctables, c’est-à-dire ce que l’on appelle une crise. Il n’en est rien au Gabon. Pourquoi tant d’engouement pour cette solution fétiche ? Ainsi sommes-nous un Etat-nation ? (nous y reviendrons). Et si d’aventure c’est le cas, c’est lequel ? Nous reprenons des poncifs internationaux par paresse intellectuelle, car qui peut nous définir mieux que nous-mêmes ? Les théories du Public Choice (en Anglais américain) ou théories des choix publics ou choix collectifs (en français) reposent sur le postulat de l’individualisme méthodologique, qui décline comme suit : Les actions humaines ne sont que l’interaction des choix individuels. Toute action collective est vaine et impossible, car chacun poursuit son intérêt. Il faut donc que chacun s’occupe de son bien. L’Etat au lieu de corriger les injustices doit se réduire à protéger les droits de chacun. Le sociologue Michel Crozier (1922-2013) s’était illustré en chantre de la décentralisation par des titres accrocheurs : « La Société bloquée » ; « On ne change pas la société par décret » ou encore « Etat modeste, Etat moderne » tout un programme. Tous les échecs du développement étaient donc imputables à l’Etat. C’est en fait cette théorie conservatrice voire réactionnaire. Qui est au cœur du néo-libéralisme (nous y reviendrons) qui a frappé les sociétés européennes dans les années 30, en passant par l’Amérique latine et le Moyen-Orient dans les années 60-70, pour atterrir dans les Afriques au milieu des années 70. Faut-il rappeler qu’au Gabon on parle « d’austérité » depuis 1977. Et qu’en Côte-d’Ivoire sous Houphouët-Boigny on parlait déjà de « réduire le train de vie de l’Etat » dès 1963.
Partout dans le monde sous couvert de la gouvernance, le terme décentralisation a le vent en poupe. Des grands pays comme l’Inde ou la Chine se sont livrés à des révisions constitutionnelles. L’antiétatisme est une théorie anachronique rhabillée sous forme de developpement par le bas. Or, par exemple, pour réduire le « poids » de l’Etat ou du centre sur les périphéries, il faudrait qu’il y ait un Etat central omnipotent qui freinerait les initiatives. Le fameux slogan « libérer les énergies » est un mythe néolibéral. Il en va ainsi de la décentralisation qui est en fait une désétatisation déguisée donc une atteinte à la souveraineté.
Il faut préciser que le Gabon est une République une et indivisible
Il a une superficie de 267 667 km2 où vit une population d’1 million d’habitants – je ne vais pas insister sur des chiffres démographiques fixés par décret ne reflétant pas la réalité démographique du pays. Ces chiffres bidouillés servent à justifier la présence du groupe au pouvoir qui s’accapare l’Etat depuis 54 ans, comme si le Gabon était leur propriété privée qu’ils se transmettent de génération en génération. Car si on donne les vrais chiffres on s’apercevra qu’ils ne représentent pas grand-chose dans la population générale pour justifier leurs positions. – Au départ il y avait 9 régions avec chacune un chef-lieu et 32 districts. La structure administrative se déclinait en Poste de Contrôle Administratif (PCA) dirigé par chef de PCA, en district ou sous-préfecture dirigé par un sous-préfet et au sommet la région dirigée par un Préfet, qui était l’autorité supérieure de tous les représentants de l’Etat au niveau local, exceptés ceux de la justice en raison du principe de la séparation des pouvoirs.
Au niveau local, il y a avait les collectivités locales et des communes dès les années 1955-56 (Libreville et Port-Gentil) dirigé par un Conseil municipal présidé par un maire. Mais Obo et sa bande avaient décidé d’élargir la base des profiteurs. On est passé à 50 départements pour une population aussi faible. En réalité, ils ont fait des villages et hameaux en structures administratives. Les régions sont devenues des provinces dirigées par des gouverneurs, et les sous-préfectures des préfectures dirigées par des préfets etc. Un vrai salmigondis administratif. La structure administrative gabonaise trouve ses origines dans la marine française. Le pays étant conçu par des marins. Les cercles coloniaux ont été redésignés. C’est pour cela que les administrateurs civils portent des tenues blanches décorées comme ceux de la marine.
En réalité, les structures administratives gabonaises fonctionnaient bien. Le service public était au service des usagers sans échange de dessous de tables. Les gabonais n’étaient pas obligés de monnayer leurs relations avec les agents de l’Etat qui étaient tous des fonctionnaires ou contractuels bien formés, car recrutés par concours administratifs. Ils ne devaient donc pas leurs carrières à Obo. Une vraie administration républicaine. Les africains qui arrivaient au Gabon en étaient agréablement surpris. Comme me l’avait dit un nigérian ayant longtemps vécu ici : « le Gabon est un vrai pays, on sollicite un service public sans débourser un sou, mes amis nigérians n’en croient pas leurs oreilles ». L’Etat gabonais était donc centralisé mais déconcentré.
Il y a délégation des pouvoirs et non transfert des pouvoirs
La population du Gabon colle parfaitement à cette configuration. De plus les sociétés locales étant acéphales, il n’y avait de seigneurs locaux susceptibles de demander davantage de pouvoirs. Mais curieusement, le Gabon se lança dans une politique de « Décentralisation » plus par mimétisme que pragmatisme. Ainsi « la loi organique relative à la décentralisation de 1996 (loi organique n° 15/96 du 06 juin 1996 relative à la décentralisation) au Gabon distingue comme collectivités locales le département, la commune urbaine et la commune rurale. Du monopole dans l’exercice du pouvoir réglementaire ». Une nouvelle grammaire administrative sans fondement réel. De la pure propagande bongoiste sans substance. La décentralisation fut sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, mais depuis 2020, Elle a son propre ministère : Ministère de la Décentralisation de la Cohésion et du Développement des Territoires. Faut-il croire que le ministère du Plan et de l’aménagement du territoire n’a rien produit en 60 ans ? Une autre coquille vide typique d’un régime prébendier. Quelle cohésion du territoire et quel développement des territoires ? L’administration gabonaise est un magma inconstitué d’éléphants blancs institutionnels, budgétivores. Le régime PDG étant fondé sur la tchatche. Beaucoup de publicité pour rien depuis 54 ans. On place les siens qui sont payés à ne rien faire. Et pourtant institutionnellement parlant, le centre gabonais ne pèse pas sur les périphéries qui sont des créations modernes. Dès lors, pourquoi décentraliser ? Et décentraliser quoi ? Et au nom de qui ? Il n’y a aucune demande locale, aucun mouvement centrifuge qui exigerait une gestion autonome. Or, la décentralisation suppose l’existence d’une structure étatique atrophiée. En réalité ici, c’est une coquille vide. Il y a plutôt une fabrique étatique des revendications locales. Du haut vers le bas. Le type d’Etat du Gabon n’est pas un Etat fiscal qui tire ses ressources d’agents locaux susceptibles de demander des comptes.
La plupart des gens ne paient pas d’impôts, car il n’y a pas de ressources locales à taxer
Les revenus de l’Etat proviennent des rentes reversées grâce à l’exploitation des matières premières par les firmes multinationales. Aussi que ce soient les secteurs de la santé, des affaires sociales, de l’éducation voire de l’agriculture, il n’y a pas d’accumulation locale. Il n’y a donc pas de charge fiscale collectée par l’Etat au niveau local qui pourrait déclencher des revendications d’autonomie locale. Les périphéries sont pauvres sous les fourches caudines des inégalités spatiales. Au lieu de régler les problèmes on surcharge l’assiette administrative avec des lois bidons qui ressemblent à de l’acharnement thérapeutique. La décentralisation est le beau mensonge que l’on essaie de vendre afin que l’ordre socio-politique demeure en place. Imaginons que cela se fasse, les collectivités locales doivent désormais assumer des charges dévolues. Le concept de décentralisation budgétaire n’est pas pertinent dans de genre de configuration où l’univers socio-spatial est fragmente, avec des économies d’enclaves. Et les communautés locales sont sans le sou, car les élites accumulent par l’Etat et non par le truchement d’une création locale des richesses. Il n’y pas de mobilité des facteurs.
La décentralisation fait partie des ces mythes incapacitants qui ne mènent nulle part
En France par exemple, les régions financent les lycées et les départements, les collèges. Quelle collectivité territoriale au Gabon peut assumer cette charge ? Sur le plan financier, elle implique donc de nouvelles finances locales donc des ressources de revenus que les gabonais devraient payer. Mais avec quel argent ? Les dépenses de ces nouvelles collectivités locales pourraient être couvertes par des emprunts. Mais de quelle crédibilité financière disposent-elles pour rassurer les préteurs qui deviendraient des créanciers ? Les dettes de ces nouvelles collectivités pèseront sur la dette publique de l’Etat. Les exemples de décentralisation sont légion dans le monde.
En 1981, le projet de décentralisation devint une loi (loi du 2/03/1982). En fait, ce projet de décentralisation de François Mitterrand reposait sur une des branches du socialisme français : le possibilisme de Paul Brousse chantre du socialisme municipal : 1880-1910. Mais là-bas il y a de la matière. Les collectivités locales disposent et peuvent mobiliser des ressources propres. Ce qui n’est guère le Gabon. Malgré cela, Jacques Rodin avait révélé que la décentralisation n’avait fait que reproduire le centralisme au niveau local. Ce fut donc le « sacre des notables ». La décentralisation au Gabon est sous le même registre. Elle ne produira que l’autoritarisme du centre. L’Etat considéré comme un butin, il en sera de même au niveau local.
Historiquement l’émergence de l’Etat moderne fut une réponse au poids des potentats locaux. Le recrutement des agents de l’Etat devait donc se faire au mérite. L’espace local au Gabon est vide. Il nécessite plutôt une puissance publique forte. L’Etat n’est pas dirimant. Ce sont plutôt, les sommets de l’Etat qui ont détourné la mission de service public en bénéfices privés. Le mythe de l’autonomisation des communautés locales est un faux-nez du néo-libéralisme. Le Gabon a un problème de péréquation et non d’embuches pour les collectivités locales. Il n’y a pas de mouvements irrédentistes au Gabon. On ne peut donc pas décentraliser le vide. Au contraire les populations demandent mieux et plus d’Etat. Hélas les experts et notamment ceux de la Banque mondiale profitent de la paresse intellectuelle de leurs interlocuteurs en leur vendant des idées qui ne sont validées par aucune analyse empirique. Il s’agit ici de construire un Etat fort et non de vider le peu qu’il y a de son contenu.
L’exemple sud-africain démontre bien que l’on peut avoir des institutions fortes mais qui frictionnent avec de fortes inégalités structurelles. On y a ravalé le visage hideux de l’apartheid mais le fond demeure le même. Ils ont décentralisé, mais au niveau local les structures socio-économiques issues du régime d’apartheid se sont renforcées aussi bien entre Blancs et Noirs. Mais aussi surtout entre noirs, et entre noirs indiens et métisses. Les noirs, notamment le régime ANC, contrôlent le pouvoir politique. Mais les blancs tiennent les cordons de la bourse. Les élites noires nouvellement enrichies s’éloignent de leurs « frères » noirs. Quant aux Zoulou, ils ne supportent pas de se laisser dominer par les autres groupes ethniques qu’ils ont dominés avant l’arrivée des Blancs. Corroborant l’idée que la libération nationale n’est pas la libération sociale.
Il n’y a pas de demande de décentralisation au Gabon
C’est juste un partage de prébendes. Les soubresauts de la mairie de Libreville sont un exemple patent, 3 maires en une année sans que le sort des Librevillois n’ait changé. Les institutions internationales et autres experts internationaux ne comprennent pas la complexité de nos sociétés. Ils viennent munis de formules toutes faites fondées sur des modèles inadaptés. Nous nous livrons depuis 60 ans a du coq-à-l’âne historique. Comme des surfeurs nous évitons les vagues de l’histoire. Où sont les fameuses communautés locales qui demandent de l’autonomie ? A chaque fois que des gabonais ont essayé de revendiquer leurs droits, ils ont été massacrés. Qui porte la voix des groupes traditionnellement marginalisés et qui n’ont toujours pas de services publics adéquats ?
Les agents de la décentralisation demeurent une arlésienne. Où sont au Gabon les communautés locales susceptibles de gérer, le processus de décentralisation en assurant, une prestation efficiente de services publics ? En particulier dans le secteur de l’eau, de l’électricité, de l’éducation et de la santé ? Le régime, depuis 54 ans, n’a fait que créer de nouveaux gagnants et perdants et n’a jamais mis en place des actions publiques importantes de dévolution du contrôle aux collectivités locales. Ici, il n’y a pas de trop plein pour nécessiter une décentralisation. Il faut en revanche une puissance publique qui affecte de manière efficiente les ressources publiques.
Le service de l’Etat doit retrouver son rôle qui est d’assurer la justice sociale à tous les niveaux. Cela exige une nouvelle culture publique. Donc une sortie de l’autoritarisme. Le Gabon a un Besoin d’Etat et non l’inverse. Le régime actuel qui a échoué ne peut mener aucune réforme. Il est biodégradable. Les effets d’annonce ne sont pas un projet de société. L’Etat fort contre les fossoyeurs de l’action publique. La décentralisation est une fausse bonne solution dans le contexte du Gabon. Etat Stratège, Etat Moderne.
Aristide Mba