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Gabon/Le crépuscule du crédit symbolique ? : Une lecture critique des récents signaux d’alerte

Par-delà les victoires électorales et les serments solennels, les régimes politiques ne reposent pas seulement sur la force, la légalité ou l’organisation. Ils tiennent à une chose plus volatile, plus profonde, mais infiniment plus décisive : le crédit symbolique. Or, à peine investi, le pouvoir issu du 3 mai 2025 semble déjà menacé dans cette fondation essentielle.

Le crédit symbolique, au sens que lui donne Pierre Bourdieu, désigne le capital de légitimité qu’un pouvoir détient non par ses moyens coercitifs, mais par la reconnaissance implicite et souvent inconsciente qu’il suscite dans les représentations collectives. Ce capital repose sur la cohérence entre le discours et l’action, sur l’incarnation des attentes populaires et sur la capacité à inscrire une autorité dans une continuité symbolique.
En contexte de transition post-autoritaire, comme celui du Gabon actuel, ce crédit est d’autant plus fragile qu’il se fonde sur une promesse de rupture. Il ne s’agit pas seulement d’administrer ou de gouverner, mais aussi de refonder (Cf. charte de la transition). C’est pourquoi les premières semaines d’un nouveau régime sont capitales. Elles tracent les lignes de force de la confiance à venir ou de la désillusion imminente. Or, deux événements majeurs récents risquent de fissurer ce socle symbolique : le dossier sensible de la famille Bongo en Angola et la perte de souveraineté sur l’île Mbanié.
Le maintien à l’étranger, notamment à Luanda, d’une partie de la famille Bongo, en dépit des engagements publics relatifs à la reddition des comptes, constitue une faille morale et politique. Le régime actuel avait été porté par une dynamique populaire de justice, d’assainissement et de restauration de la souveraineté nationale. Dans ce contexte, l’inertie ou l’opacité sur ce dossier constitue une faute symbolique majeure. Philosophiquement, cela évoque la pensée de Machiavel : « il n’est pas de plus grande erreur que de tolérer l’impunité des puissants dans un moment de refondation ». Le peuple gabonais, par son soutien massif au processus de transition, a offert au nouveau président une forme de crédit moral conditionnel. Toute incohérence entre le discours de rupture et la réalité des actes nourrit une dissonance cognitive collective minant la confiance initiale. Loin d’être anecdotique, ce dossier touche à la symbolique de la justice, au rapport à l’ancien régime et au sentiment de trahison potentielle. Il ouvre la voie à une interprétation : le régime actuel, malgré ses habits neufs, protégerait encore les ombres de l’ancien monde. Et une telle perception, même si elle est partiellement infondée, suffit à affaiblir le crédit symbolique en gestation.
Le verdict rendu par la Cour internationale de justice en faveur de la Guinée Equatoriale dans le litige territorial sur l’île Mbanié constitue une perte diplomatique et symbolique d’ampleur. Non seulement le Gabon perd un territoire stratégique, mais encore il manque l’occasion d’ériger un discours fort sur la souveraineté nationale, enjeu central de la transition. Ce silence relatif, l’absence de pédagogie publique sur les causes de la défaite, et la posture timorée des autorités risquent de faire naître un sentiment d’humiliation silencieuse. Dans l’imaginaire collectif, Mbanié n’est pas qu’un îlot, c’est une métaphore nationale, un condensé de dignité, de présence régionale et de maîtrise des intérêts maritimes. Selon la mentalité philosophique, on pourrait évoquer ici Sun Tzu qui dit qu’« une armée battue n’est pas celle qui a perdu la bataille, mais celle dont le peuple ne comprend pas pourquoi elle a combattu ». L’opacité ou le déni d’une perte symbolique grave crée un vide de sens plus dangereux encore que la perte matérielle elle-même.
Le danger ne réside pas uniquement dans les faits, mais dans leur accumulation prématurée et, surtout, dans leur incohérence avec les attentes populaires. Le peuple gabonais n’a pas élu un homme, mais adhéré à une promesse existentielle, celle d’un autre Gabon. Or, chaque événement qui alimente la perception d’une continuité déguisée avec l’ancien système ronge ce pacte symbolique.
Trois types de chutes politiques sont à craindre :
1. la chute de la confiance populaire
* elle ne s’exprimera pas immédiatement par des manifestations visibles, mais par un retrait silencieux du soutien, une fatigue démocratique, voire un retour au cynisme politique.
* Cette chute est la plus difficile à détecter, mais aussi la plus grave ;
2. la chute de l’autorité présidentielle
* Si la dissonance se creuse entre la parole présidentielle et les faits concrets, la figure du président pourrait passer de sauveur à gestionnaire déconnecté, voire à héritier déguisé du système honni.
* Cette chute est représentationnelle. Elle affecte l’image et, donc, l’efficacité symbolique du chef ;
3. la chute du récit de la transition
* Enfin, si ces événements ne sont pas recadrés dans un récit explicatif cohérent, le narratif fondateur de la transition pourrait se déliter. Et sans récit, un régime n’est plus une espérance, mais une simple administration.

Tout n’est pas perdu

Le crédit symbolique, comme le capital social, peut se régénérer, à condition d’être assumé lucidement. Quelques pistes sont ici urgentes : nommer clairement les pertes (familiales, territoriales, diplomatiques) sans déni ni distraction ; incarner personnellement l’exemplarité par des gestes forts de justice, de transparence et de courage ; réinscrire les faits dans un récit collectif en expliquant non seulement ce qui arrive, mais aussi ce que cela veut dire. Il ne s’agit plus de gagner des élections, mais de conserver la fidélité d’un peuple. Or, comme le rappelle Paul Ricœur, « ce qui fonde la confiance, ce n’est pas la promesse tenue, c’est la capacité à répondre du sens de la promesse ».
Le Gabon post-transition est à la croisée des chemins. Il peut soit assumer la fragilité de son crédit symbolique pour mieux le renforcer par des gestes forts et sincères, soit laisser s’installer le soupçon que rien n’a changé. Mais, dans ce cas, il ne perdra pas d’abord un territoire ou une bataille politique. Il perdra quelque chose de bien plus grave et plus précieux : le droit d’incarner l’espérance.

Abbé Dieudonné Mouloungui Moussavou,
Vice-Recteur du Grand séminaire, Conseiller membre du CESE

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