Notre pays traverse une crise multidimensionnelle. Alors que toute l’actualité semble se focaliser sur la lutte contre la pandémie du Covid-19, les scandales financiers qui secouent le Gabon depuis quelques mois préoccupent à nouveau, car l’on s’interroge sur les modalités du financement interne des mesures d’accompagnement nécessaires pour soutenir l’activité économique. Notre rédaction s’est rapprochée du Pr Albert Ondo Ossa afin qu’il donne son point de vue sur la question. Ce qui permettra de relancer le débat ou plutôt de le poursuivre pour entrevoir des pistes de solution.
Mingoexpress : Monsieur le ministre, bonjour ! Pour faire face au cortège de scandales financiers qui, progressivement, radicalisent les moins nantis et décrédibilisent la classe politique actuelle, le gouvernement a réagi en lançant les opérations « Mamba » et, récemment, « Scorpion ».
En votre qualité d’acteur de la société civile, de leader d’opinion, d’acteur politique et spécialiste des questions économiques, nous aimerions recueillir votre point de vue avec les questions suivantes :
Comment jugez-vous ces 2 opérations ? Peuvent-elles résoudre le problème de la délinquance financière qui semble caractériser les élites politiques dans notre pays ?
Pr Albert Ondo Ossa : Bonjour ! La délinquance financière ne se règle pas seulement par des sanctions. Elle met généralement en présence d’une situation d’équilibres multiples qui ne trouvent pas de solution au plan strictement économique. En théorie de politique économique, de telles sanctions constituent des effets d’annonce qui visent simplement à frapper l’opinion, le temps d’attaquer le problème au fond par des mesures adéquates d’une plus grande portée.
Mais il faut savoir que les effets d’annonce du genre présentent malheureusement plusieurs types de risques :
1°) favoriser et encourager le vol des deniers publics grâce à un raisonnement rationnel qui procède d’une analyse intertemporelle des individus : « je sacrifie tant d’années de ma vie (de ma jeunesse) en prison pour me rattraper dès que j’en sortirai. Entre-temps, je place mon argent dans les paradis fiscaux, je l’investis dans l’immobilier par des tiers (prête-noms) ;
2°) permettre un type de comportement nocif qui relève de ce qu’on appelle en économie (théorie du crime) « la complémentarité stratégique » : puisque d’autres ont détourné des sous publics en grande quantité et n’ont écopé que d’une peine de quelques années de prison, moi aussi je vais m’y employer ;
3°) développer un esprit de facilité chez les jeunes, surtout dans un environnement de pauvreté et de médiocrité. « Je peux ne pas travailler, je n’ai pas intérêt à me casser parce qu’il me suffit de faire « Oyé Oyé soutien ! », de m’adonner à certaines pratiques odieuses et me faire admettre ou coopter dans un groupe politique qui me donne la possibilité de faire main basse sur les ressources de l’Etat ».
Au-delà de tels risques, il y a surtout le grave inconvénient de l’iniquité de ce genre de sanction. On sanctionne certains (un groupe) pendant que de nombreux autres se la coulent douce et c’est précisément cela qui annihile l’effet d’annonce qu’on voulait provoquer auprès des populations.
La vraie solution à ce type de problème passe par certaines dispositions et mesures :
1°) « prêcher par l’exemple » rend la sanction plus efficace, car on sanctionne la dérogation à une règle (situation d’exception) éloignée des situations où le vol devient la règle et la probité morale l’exception. Pour y parvenir, il faut que l’exemple vienne du sommet de l’Etat, ensuite que les nominations à des postes sensibles reposent sur des critères plus objectifs au rang desquels la compétence et la moralité des individus promus. Il s’agit enfin de « dépolitiser » et de « détribaliser » l’administration ;
2°) entreprendre dans tous les cas un travail de fond qui consiste à veiller au respect strict des procédures de gestion des ressources de l’Etat (qui sont des procédures huilées), notamment, d’une part, l’exercice des deux types de contrôle prévus : le contrôle a priori et le contrôle a posteriori, qui débouchent en cas de dérive à l’application des sanctions (administratives et pénales) prévues par la loi et, d’autre part, la généralisation du principe de l’unité de trésorerie (encore appelé principe de l’unité de caisse).
Si l’on en croît les révélations des autorités compétentes, des sommes importantes ont été saisies chez des prévenus, sans qu’on dise quelle sera leur destination. Comment devrait-on utiliser cet argent ?
Les ressources et les dépenses de l’Etat procèdent d’une loi : la loi de finances. Toute dépense qui n’est pas effectuée dans le sens (la lettre) de la loi est un détournement et toute recette qui n’est pas prévue par la loi relève du blanchiment.
Comment alors utiliser les sommes collectées ? Le gouvernement devrait, à ce sujet, ester en justice pour que commence la procédure pénale conduisant au jugement des personnes reconnues coupables. Il devrait ensuite initier un projet de loi de finances rectificative et c’est à la suite de son vote par le Parlement que de telles sommes pourraient être intégrées au trésor public avec des affectations ciblées et justifiées.
Une frange de la population pense que de nombreux délinquants sont passés entre les mailles du filet, notamment ceux des gouvernements d’avant 2016 et même sous le président Omar Bongo. Est-ce juste ?
Je n’en sais rien. Je ne travaille ni sur des suppositions ni sur la base des publications faites sur les réseaux sociaux. J’entends dire, mais il appartient aux autorités compétentes, représentant l’Etat, qui ont intérêt à agir, d’en dire plus et d’en tirer les leçons.
Que proposez-vous ? Quelles mesures pratiques permettraient d’arrêter les pillages et de redonner confiance aux investisseurs et aux Gabonais pour permettre au pays de redémarrer sérieusement ?
Il faut savoir que toutes les mesures ne sont pas bonnes a priori. L’efficacité d’une mesure dépend du contexte, de la crédibilité de l’autorité qui la prend et de son délai de mise en œuvre. J’insiste particulièrement sur la crédibilité de l’autorité.
S’agissant précisément du contexte, deux ont fait leurs preuves de par le monde :
1°) le contexte des dictatures éclairées (en Asie) où le dictateur, nécessairement bienveillant, a une vision pour son pays. Il veut réaliser sa vision et a, de ce fait, une haute idée de son pays qu’il place au-dessus des intérêts personnels, y compris les siens ;
2°) le contexte démocratique (en Occident) où un dirigeant élu démocratiquement (selon les règles de l’art) a le souci de la sanction du peuple, celle de ses électeurs et de ses militants. Il respectera le contrat social qu’il a passé avec son peuple et la vision qu’il a déclinée dans son programme de gouvernement.
En fait, dans le dernier cas, deux conceptions de l’Etat s’affrontent : la conception latine et la conception anglo-saxonne. Les deux sont inspirées de deux auteurs français : Jean-Jacques Rousseau et Charles Louis de Secondat, baron de Montesquieu.
Selon la conception latine, dont notre pays (le Gabon) a hérité, l’Etat est supposé bienveillant (l’Etat jacobin) et son chef naturellement, au point qu’on lui fait confiance a priori. La société lui confie ses problèmes et même sa destinée. Dans la conception anglo-saxonne, l’Etat est nécessairement malveillant et on doit lui coller plusieurs contre-pouvoirs pour qu’il s’occupe avant tout des intérêts des citoyens et de la Nation. Voilà pourquoi il y a moins de scandales dans les ex-colonies anglo-saxonnes que dans les ex-colonies latines.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que les voleurs doivent être punis avec la plus grande rigueur pour que plus personne n’ait envie de recommencer ?
Tout dépend du contexte et de l’objectif qu’on veut atteindre à court, à moyen et à long termes. Il faut en cela écarter toute passion. Si l’objectif visé est de faire exemple, je l’ai dit plus haut, la condamnation ou la rigueur extrême peut ne pas avoir les effets escomptés. Il existe des parents « altruistes » qui acceptent de mourir pour leurs enfants. « Je suis issu d’une famille pauvre et je vole beaucoup d’argent à l’Etat parce que j’en laisserai suffisamment à mes enfants et à ma famille. J’accepte de me sacrifier pour eux ».
Si l’objectif est de reconstruire un pays empêtré dans une crise multidimensionnelle profonde, il importe nécessairement de négocier avec les prévenus et/ou avec ceux qui sont supposés avoir pillé l’Etat (une négociation au cas par cas). Deux raisons importantes militent en faveur de cela :
1°) éviter que le pays soit privé de ses forces vives au moment où il en a le plus besoin. Un voleur (supposé ou avéré) peut avoir envie de se repentir et apporter sa contribution à la construction nationale. De plus, certains l’ont peut-être fait parce que le système le permettait et le favorisait ;
2°) étant donné que de grosses sommes d’argent sont en jeu, envisager leur usage dans des investissements (productifs ou sociaux) encadrés. A titre d’exemple, ce sont des bandits tels que Al Capone et autres qui ont construit l’Amérique et en ont fait ce qu’elle est aujourd’hui. Une telle négociation n’a qu’un seul préalable : avoir au sommet de l’Etat des personnes crédibles qui n’ont trempé dans rien et qui ont, ainsi que je l’ai dit plus haut, une vision et une haute idée d’eux-mêmes et de leur pays.
Souhaitez-vous alors que les personnes mises aux arrêts soient toutes libérées sans condition ?
Je ne pense pas cela. La négociation au cas par cas dont il est question ici ouvre droit à plusieurs pistes de solutions : des cautions pourraient conditionner des mises en liberté ; on pourrait également programmer des investissements encadrés, ce qui aurait l’avantage de solliciter la bonne volonté de ceux qui ont des choses à se reprocher, y compris ceux qui ne sont pas encore inquiétés.
Le processus de négociation doit, à mon sens, être accéléré pour prendre en compte le développement de la pandémie du Covid-19, d’autant plus que le Haut-commissaire de l’Onu, Mme Michelle Bachelet, a appelé, le mercredi 25 mars dernier, à la libération urgente des détenus à travers le monde pour éviter que la pandémie du Covid-19 ne fasse des « ravages » dans des prisons souvent surpeuplées.
La rédaction du journal vous remercie.
C’est moi qui vous remercie !