Alors que les intellectuels gabonais sont souvent accusés d’observer un mutisme face aux graves difficultés que traverse le pays, comme pour dire ; cela ne nous concerne pas, le Pr Albert Ondo Ossa, intellectuel incontesté de haut vol, enseignant de haut rang, en sa qualité d’agrégé de faculté de science économique et de gestion, est sorti de son mutisme le vendredi 14 mai 2021 à l’hôtel Triomphal, pour donner une conférence de presse sur le thème : « La situation du Gabon et les perspectives d’avenir ». Ceci en présence d’un parterre d’invités, dont deux anciens Premier ministres (Casimir Oye Mba et Jean Eyeghe Ndong.
Enseignant dans l’âme et la chair, le Pr Ondo Ossa s’est aussi intéressé à la politique. Ancien ministre d’Omar Bongo Ondimba, mais aussi ancien candidat indépendant à la présidentielle de 2009, Albert Ondo Ossa donne le ton, dès l’entame de son propos liminaire : « Le Gabon, notre pays, est dans une situation telle que les apprentis sorciers de tous ordres s’en donnent à cœur joie, rivalisent de propositions, tandis que d’autres affutent leurs armes pour soit préserver leurs acquis, soit se positionner pour un strapontin robuste et s’accrocher de plus belle à un pouvoir qui, malheureusement, ne peut certainement plus rien apporter au pays. Pendant ce temps, le peuple crie famine et ronge son frein car le quotidien du Gabonais devient de plus en plus difficile, voire insupportable.
Dans ce contexte particulièrement préoccupant je voudrais, en fils de ce pays et en citoyen averti, fort de ma formation et de mon expérience, éclairer l’opinion et mettre l’accent sur ce qui est essentiel, de manière à ce que chacun maintienne le cap et ait une bonne lisibilité des choses. Aussi mon propos liminaire s’attachera-t-il, dans un premier temps, et m’appuyant sur certains aspects de mon discours de 2015, à l’occasion de l’ouverture du premier forum de la Société civile libre, à monter ce qui est effectivement primordial aujourd’hui pour notre pays. Ensuite il abordera, dans un second temps, certaines questions d’actualité qui perturbent les Gabonais, afin de leur apporter un éclairage suffisant pour une meilleure intelligence de la situation actuelle. Le jeu en vaut la chandelle car il y va de la survie et de l’avenir de notre beau pays. »
Pour la suite, il va fixer fil conducteur à trois points :
1°) tirer de bonnes leçons du passé ;
2°) rester concentré sur l’essentiel : le redressement du pays ;
3°) se disposer à juger sans complaisance et à sanctionner fortement le pouvoir actuel.
Le ton étant donné, l’orateur du jour va tomber à bras raccourcis sur l’appel à la « paix des braves » lancé par certains compatriotes : « En ce qui concerne la première, il nous faut tirer les leçons du passé (passé lointain et passé récent). Il en est ainsi lorsqu’il est question à nouveau de dialogue, ou de «paix des braves ». A mon avis, réclamer à tout vent un dialogue est mesquin, car rien de bien nouveau sous les tropiques. Le concept « paix des braves » a été utilisé pour la première fois au Gabon par Pierre Louis AGONDJO qu’on se garde bien de citer pour faire illusion. » Il fait le constat amère que toutes les anciennes concertations organisées au Gabon depuis 1990 avec la conférence nationale, en passant par les accords de Paris de 1994 et le dialogue d’Angondjé de 2017, ont toute été un lamentable fiasco qui ont eu le mérite de coûter cher « pour un pays exsangue, la finalité non avoué étant le partage du gâteau entre les mêmes et surtout de retarder l’échéance ».
Sur sa deuxième disposition (rester concentré sur l’essentiel), Ondo Ossa insiste sur la « nécessité de revenir au bon ordre, d’éviter les faux combats et de se focaliser sur l’essentiel. Ce qui signifie que « chacun doit se redéfinir par rapport à une norme, un métier, une structure, voire par rapport à une croyance. Ce n’est qu’à cette condition que la diversité est salutaire. Chaque Gabonais doit désormais reconnaître ses limites et n’occuper que la place qui lui sied pour le service de la société. C’est à cette condition seule que la construction du « Nouveau Gabon » est possible, sur la base des règles acceptées et respectées par tous : c’est cela le consensus ».
Ainsi, « pour rester concentré sur l’essentiel, une seule question me semble importante aujourd’hui : comment faire respecter le résultat des urnes ? En cela, il faut se rendre à l’évidence : Ali BONGO n’est au pouvoir que parce que le verdict des urnes n’a pas été respecté, ni en 2009, ni en 2016. Tout le monde le sait et lui-même le sait, d’où la recherche effrénée par tous les moyens, notamment la corruption et l’instrumentalisation insidieuse du tribalisme, d’une légitimité et d’une crédibilité qu’il n’a jamais eues. »
Selon l’orateur, il est désormais temps de se concentrer sur l’essentiel en évitant les faux débats « savamment entretenus par le pouvoir en place pour faire illusion, détourner l’attention et se faire une peau neuve, comme en témoignent de multiples tentatives d’actions d’éclat, la multiplication de chantiers qui sont en réalité du saupoudrage et des effets d’annonce à caractère propagandiste. Rester concentré sur l’essentiel signifie, par-dessus tout, être en éveil et prendre conscience que, quel que soit le moment, le temps que cela prendra, quelle que soit la mue que le pouvoir opérera, quelles que soient la forme et la couleur qu’il prendra in fine, le système actuel doit être sanctionné et démantelé (c’est la troisième disposition). »
Mais comment sanctionner un pouvoir « qui, en réalité, n’a qu’un seul atout : la latitude de déclarer des résultats autres que ceux issus des urnes. » ? Pour Ondo Ossa : « cet atout a tellement été utilisé qu’il est près de connaître son revers. Plusieurs raisons militent dans ce sens :
1°) le Gabon a été si mal géré de 2009 à aujourd’hui que le bloc de soutiens (en France et ailleurs) s’effrite et se disloque, leurs intérêts ayant également été lésés ;
2°) le Gabon est dans un état de délabrement tel qu’il faudra à un moment ou un autre faire appel aux véritables compétences du pays pour son redressement ;
3°) la configuration du nouveau monde (un monde de compétition) rendra difficile le maintien des incompétents et des apprentis sorciers à la tête du pays et aux postes de responsabilité qu’ils occupent de manière indue et non moins nocive pour le pays tout entier.
C’est l’occasion de réaffirmer la laïcité de notre Etat et consolider notre citoyenneté. »
Abordant la question de la laïcité, Ondo Ossa la définit comme le « principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse ». Elle « s’oppose à la reconnaissance d’une religion d’État, repose sur trois principes :
-la liberté de conscience et celle pour chacun de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public ;
-la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses et sectaires ;
-et surtout l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions…
C’est pourquoi il nous faut dès à présent corriger les déviances de notre Etat et les dérives du pouvoir actuel, notamment la suprématie d’une catégorie de Gabonais et leur positionnement majoritaire dans toutes institutions de la République. Il s’agit là d’une injustice flagrante, que rien ne justifie. Le Gabon a besoin d’équité et de sérénité pour se développer. Ce sont de telles corrections qu’on attend du pouvoir et non l’invective, des slogans creux, des critiques sans intérêt encore moins le déni et la fuite en avant, sans oublier les nominations à l’emporte-pièce. Ne pas le dire est une forfaiture grave et un manquement à notre devoir de citoyen. »
De la laïcité, on est passé à la citoyenneté qui est : équant à elle, le fait pour un individu, pour une famille ou pour un groupe, d’être reconnu officiellement comme citoyen, autrement dit membre d’un État. La citoyenneté comporte généralement des droits et des devoirs divers, les droits civiques permettant de participer à la vie publique et politique, de se porter candidat à des emplois publics, d’être électeur ou encore d’être éligible. Le devoir civique, qui est une obligation de nature juridique ou morale, constitue la contrepartie des droits des citoyens…
Malheureusement, le fonctionnement actuel du Gabon incline à penser qu’y cohabitent deux types de citoyennetés, du fait qu’une partie de la population (la plus importante), pour des raisons ethniques, sectaires et/ou religieuses, est réduite à une citoyenneté « de seconde classe » ».
Poursuivant son propos, le Pr Albert Ondo Ossa a refusé de passer à pieds joints sur trois sujets de l’heure qui selon lui, interpellent les Gabonais pour essayer d’y apporter un meilleur éclairage :
-le dialogue ;
-la transition ;
-la gestion actuelle de la crise sanitaire et ses implications ;
Sur le dialogue : « Une question préjudicielle s’impose alors : le dialogue proposé ces derniers temps – un de plus – permet-il l’alternance au sommet de l’Etat, en constitue-t-il l’étape cruciale ou ultime ? Si oui, sans hésitation, il faut y aller. Si ce n’est pas le cas, le dialogue proposé est sans objet…
S’agissant ensuite de la transition dont on parle tant, au cas où elle a lieu, elle ne saurait être autre chose que ce que notre pays et nos populations en attendent, à savoir un cadre pertinent en vue tout au moins de l’élaboration des textes impersonnels pour des élections transparentes et crédibles, ce qui suppose un découpage électoral et administratif préalable, traitant l’ensemble des Gabonais de la même manière. Mais, à de nombreux égards, la transition apparaît comme un déterminant essentiel du redressement du pays, qu’elle ait lieu juste avant ou juste après la prochaine élection présidentielle. »
A supposer que la transition intervient avant la prochaine élection présidentielle, Ondo Ossa propose l’élaboration d’une charte de la transition « dont les quatre (4) signataires seront respectivement les représentants des forces de défense et de sécurité, des confessions religieuses, des organisations de la société civile et, enfin, des partis et associations politiques », avec pour mission de désigner un président de la Transition neutre « qui se chargera de nommer un premier Ministre qui devra former un gouvernement restreint et solidaire, composé d’hommes et de femmes reconnus compétents et intègres, issus de tous les horizons politiques, de la société civile et de la diaspora ;…dissoudre le Parlement et de mettre en place une Assemblée de la transition composée de soixante (60) membres représentant les différentes catégories politiques et socioprofessionnelles du pays répartis comme suit : partis et associations politiques (36 membres) ; société civile, organisée et non organisée (17 membres) et diaspora (7 membres) ; organiser des élections transparentes et crédibles : l’élection présidentielle, d’une part, et les élections législatives et locales, d’autre part ; réaménager la Constitution dans le but d’accroître les compétences des organes collégiaux (gouvernement, assemblée nationale, assemblées territoriales…), de renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire afin de lutter systématiquement contre l’impunité et sanctionner de manière effective les gouvernants qui violeraient manifestement la Constitution et les lois de la République. »
Par contre, dans le cas où l’organisation de l’élection présidentielle est anticipée, voire précipitée, « une transition principalement consacrée à la révision de la Constitution et accessoirement à la mise en place d’un vigoureux programme de restructuration de notre économie s’imposera également. La révision constitutionnelle attendue, qui se fera par référendum ».
Venant sur la question de « la gestion actuelle de la crise sanitaire, il apparaît que la nature même de la pandémie (covd-19) exige l’adoption de stratégies parfaitement coordonnées de riposte sanitaire, ce qui suppose :
-l’identification et la définition du rôle des acteurs ainsi que des modalités de communication entre eux ;
-l’identification des agents infectés (ou susceptibles de l’être) pour comprendre les modalités d’action ;
-la mise à disposition des instruments de tests et la définition des modalités de dépistage ;
-la consultation des chercheurs expérimentés et des médecins spécialisés afin de recueillir leurs avis et propositions ;
-l’adoption des mesures de limitation de la propagation de la maladie, notamment le port du masque, les comportements-barrière incluant la distanciation sociale et en cas de besoin le confinement communautaire. »
Cette gestion « aurait dû être réactive, car fondée sur une analyse de la situation constamment mise à jour, grâce à la maîtrise de ses canaux de propagation à la sphère économique. D’où une étude inclusive, qui aurait dû permettre de mettre en place un plan de crise comprenant l’ensemble des mesures à prendre pour limiter les risques de propagation de la pandémie et assurer, autant que possible, la survie du plus grand nombre…
Au lieu de cela, le gouvernement a pris des décisions à l’emporte-pièce avec pour seule préoccupation l’enveloppe financière et les subsides proposés par l’extérieur. Pourtant, il aurait dû se rappeler les mesures (conjoncturelles et structurelles) qu’il avait initiées en 2018 pour engranger des économies budgétaires qui seraient orientées prioritairement vers «le financement des politiques publiques bénéfiques aux couches sociales les plus vulnérables». Or, toutes les mesures et réformes engagées se sont malheureusement révélées aussi inefficaces les unes que les autres pour plusieurs raisons et, principalement, leur manque de pertinence par rapport à leur objet et leur inadaptation au milieu en raison précisément de l’absence d’une étude sérieuse et d’une réflexion approfondie préalables, comme outil supplémentaire inclusif d’aide à la décision… »
Concernant le vaccin, pour Ondo Ossa : « Au lieu de se complaire dans un suivisme puéril et moutonnier, en œuvrant comme d’habitude dans l’opacité, sans étude préalable, sans repère et sans même prendre l’avis d’experts sérieux en la matière, au lieu de nous imposer, sans explication ni justification, un vaccin qui n’a pas encore fait ses preuves, le pouvoir actuel gagnerait à être plus transparent, plus méthodique et plus persuasif, au risque de se retrouver confronté à une résistance malicieuse dont il ne soupçonne nullement la portée et les conséquences. »
Abordant les conséquences économiques liées à la Covid-19, l’orateur fait quelques propositions : « Etant donné que la situation budgétaire du Gabon risque de se détériorer de plus belle pendant la récession qui suivra inévitablement la crise du covid-19, l’insoutenabilité probable des finances publiques devrait normalement conduire à des efforts d’assainissement budgétaire, tout au moins, à une meilleure maîtrise des dépenses fonctionnement, en particulier la masse salariale et la dynamique de la dette. L’ajustement budgétaire auquel l’Etat devrait se soumettre avant la fin de l’année 2021, en tout cas juste après les mesures de restriction, consiste en la réduction des dépenses de fonctionnement pour les ramener à 13 % du PIB hors pétrole (en tout cas à un niveau inférieur à 15 %)…
Pour ce qui est de la maîtrise de la masse salariale à court et à moyen termes, elle constitue un défi permanent pour le Gabon depuis 2014. Pour contenir l’évolution inquiétante de la masse salariale, il ne s’agit pas seulement, comme cela a été proposé à la hâte (du reste sous la pression du FMI), de suspendre de manière drastique les recrutements, ni de précipiter les départs à la retraite des fonctionnaires, encore moins de ne pas les remplacer comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’agit plutôt de réduire le taux de progression des recrutements et de le caler au mieux à celui de la population qui est de 2 %…
La séquence de la relance de l’économie gabonaise, consécutive à un tel ajustement, pourrait être la suivante : la relance par la consommation tout d’abord et la relance par l’investissement ensuite. La relance par la consommation sera essentiellement portée par le paiement de la dette intérieure, le paiement des pensions de retraite, le paiement des rappels sur salaires et autres arriérés, ainsi que par la revalorisation du pouvoir d’achat des citoyens. Autant de dépenses qui seront couvertes par les ressources additionnelles (les économies budgétaires) obtenues grâce à une meilleure gouvernance et aux mesures de stabilisation de l’économie…
La relance par l’investissement consistera à relever le taux d’investissement à 35 %, sous réserve de l’augmentation de la capacité d’absorption du pays et de la dynamisation du secteur privé, ce qui revient à alléger les procédures de création des entreprises, de mettre fin à la parafiscalité et autres tracasseries qui pénalisent les entreprises, bloquent la promotion des PME/PMI et entravent le développement de l’activité économique. Elle passe aussi inévitablement par la réduction du coût de l’énergie, consécutive à un assainissement conséquent des différentes filières de distribution, ce qui permettrait à l’Etat de proposer de nouveaux tarifs plus incitatifs pour les entreprises et indicateurs pertinents de la revalorisation du pouvoir d’achat des citoyens, ainsi qu’il suit :
-électricité : de 122,96 francs CFA le KW/H à 80 ;
-essence: de 605 francs CFA à 400 ;
-gas-oil : de 585 francs CFA à 300 ;
-pétrole lampant (kérosène): de 450 francs CFA à 150 ;
-bouteille de gaz : de 6.500 francs CFA à 4.000.
Une telle baisse des tarifs est tout à fait possible sans porter un coup au fonctionnement normal et régulier de l’Etat. »