Le Gabon connaît, depuis le 30 aout 2023, un changement de régime intervenu à la suite d’un putsch militaire que ces derniers ont qualifié de coup de libération au regard du dysfonctionnement très avancé du régime déchu d’Ali Bongo. Organisés au sein du Comité de transition pour la restauration des institutions, les militaires ont promis d’organiser un dialogue national qui aura pour but de redessiner les contours des futures institutions de la République gabonaise avant l’organisation des élections générales en 2025. A l’aube de l’organisation de ce dialogue national inclusif, notre rédaction est allée à la rencontre M. Mesmin Youmou, ancien cadre de la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC) et ancien directeur général des finances à la mairie de Libreville, afin de recueillir non seulement son analyse sur le coup d’Etat du 30 août, mais aussi sur l’organisation dudit dialogue.
Le Mbandja : Monsieur Mesmin Youmou, vous êtes considéré dans les milieux de la presse comme un fin analyste des questions politiques et économiques. Cependant, depuis les évènements du 30 août, on ne vous a pas entendu vous prononcer sur le coup d’Etat. Selon vous, quelles sont raisons de cette prise de pouvoir militaire ?
Mesmin Youmou : Avant de répondre à votre question, je tiens, tout d’abord, à remercier la rédaction de votre journal qui me donne l’occasion de partager à l’ensemble de la communauté nationale mon analyse de la situation. Je voudrais aussi dire que je me prononce sur des questions ayant trait à la nation lorsque l’occasion m’est offerte. Victor Hugo écrivait : « je veux que la République ait deux noms. « Qu’elle s’appelle liberté et qu’elle s’appelle chose publique ». C’est donc au nom de la liberté et, surtout, ayant une forte conviction que la vie de la République est une affaire de tous les citoyens que j’estime qu’il est de mon droit et de mon devoir de prendre la parole lorsque la République est en cause ou en danger. Cela dit, s’agissant des raisons du coup de force du 30 août 2023, il faut savoir que la rupture de l’ordre constitutionnel que connaît notre pays est intervenue à la suite d’une crise à la fois politique, constitutionnelle et institutionnelle.
Politique parce que c’est l’aboutissement du contentieux post-électoral de 2016. Malgré les dialogues politiques d’Angondjé, la régulation politique a échoué et le contentieux politique de 2016 fut mal vidé.
Constitutionnel et institutionnel parce que suite à l’AVC dont a été victime le président Ali Bongo, le pouvoir exécutif est passé entre les mains de gens qui n’avaient ni légalité ni légitimité. Cette entreprise s’est faite avec la complicité de la Cour constitutionnelle, du gouvernement et des autres institutions et partis politiques sous le regard bienveillant des partis politiques et des personnes extérieures au Gabon, mais pas moins influentes
Que voulez-vous dire par là ?
Je veux simplement dire que le Gabon a subi un complot international avec la complicité d’une bourgeoisie comprador nationale. Des gens avaient intérêt à ce que les autochtones de ce pays soient remplacés pour leur permettre de le piller sans vergogne. Nous étions face à un grand remplacement en marche.
Est-ce cela qui justifie le coup d’Etat ? Celui-ci n’est-il pas dû aux 56 ans du régime ?
Il est difficile de lier la motivation du CTRI à mettre un terme ce régime aux 56 ans de pouvoir PDG. La motivation du CTRI est essentiellement le fait de stopper ce grand remplacement des 14 ans de pouvoir d’Ali Bongo. Ces 14 ans se sont révélés être un échec total. Le Gabon a frôlé la décadence. On a eu droit à trois temps pendant ce règne. Un temps Ali-Accrombessi, soit 2009-2015, avec la complicité des hauts fonctionnaires gabonais autochtones. Un deuxième où Ali était seul, défendant son bilan de 2015-2018. Le troisième temps était celui d’Ali Bongo et de l’apparition de la Young team (2019-2023). Ce temps fut une véritable forfaiture juridique, administrative et politique.
Le coup d’Etat du CTRI se justifie par l’échec de la régulation politique et de la régulation constitutionnelle. A partir du moment où ces mécanismes n’ont pas pu fonctionner et vu l’importance de la crise, la régulation militaire s’est imposée. Dès lors le CTRI s’est emparé du pouvoir.
Dans les actions que devraient poser le CTRI, il faut distinguer celles relevant, comme on le dit en droit, de la gestion d’affaires autrement dit des affaires courantes. Par exemple, les contrats en cours d’exécution, les carences manifestes (bitumage de routes, construction d’écoles), d’une part, et les initiatives qui engagent le Gabon au-delà de la période définie pour la transition, d’autre part. On peut comprendre le patriotisme qui anime le président du CTRI, mais cela reste tout à fait discutable. La transition est un référent qui permet de montrer que le pouvoir du CTRI est investi de la plénitude des pouvoirs, cependant limités.
On observe que malgré la prise de pouvoir par les militaires au Gabon, on assiste à une sorte de partage de pouvoir entre les militaires, les politiques et la société civile. Que pensez- vous d’un tel attelage ?
D’une manière générale, dans les situations de cette nature, il revient au militaire de garder le pouvoir, d’assurer les fonctions de sécurité et de défense. Les civils drapés de compétences sont appelés à apporter leur expertise. C’est le cas du Mali, par exemple. Dans ce pays frère, les militaires assurent la gestion du pouvoir, de la sécurité et de la défense. La diplomatie et la primature sont assurés par des civils.
Au Gabon, alors que les militaires remplissent les missions de gestion d’affaires courantes, les civils marquent le pas. Les grandes politiques publiques ne sont pas mises en place. On assiste à l’exécution de nombreux projets sans cohérence à cause de multiples centres de décisions qui exercent du lobying sur le président du CTRI.
En arrivant au pouvoir, le CTRI avait pour mission de changer la donne. Aujourd’hui, nous constatons un retour au clientélisme et au népotisme. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez raison de souligner cet aspect des choses et nous le regrettons fortement. Le clientélisme et le népotisme ont irrigué notre vie politique ces 50 dernières années. On est très vite tenté de clouer au pilori, sur cette question, l’ancien parti au pouvoir et cela va de soi, car ce phénomène s’est développé sous son règne. Vous noterez que je parle bien de développer et non de créer. Cela voudrait donc dire que le clientélisme et le népotisme ne sont pas consubstantiels au PDG, pour ne pas le citer. Ce phénomène, tant décrié par les Gabonais et Gabonaises (homme de la rue, intellectuel, politique et même religieux), est inhérent à notre société. Vous observerez que ceux qui hier ont décrié à cor et à cri ce phénomène en sont aujourd’hui les zélateurs principaux bénéficiaires. Cela démontre, à suffisance, que l’attitude d’hier n’était qu’une « posture » et non une indignation fondée sur la compréhension de ce qu’est la République.
N’êtes-vous pas en train de vouloir absoudre le CTRI ?
Non ! Loin de là ! Au contraire, je demande au CTRI de bien vouloir tordre le coup à cette pratique qui tire la République vers le bas. Car eux-mêmes l’ont reconnu lorsqu’ils ont parlé de nomination de « copains et coquins ». Mon propos supra visait à démontrer que nous sommes formatés par nos valeurs claniques, parentales et nous avons tendance, comme dit le Pr Bourdieu, à la reproduire en oubliant que nous vivons dans une République dont le substrat ne s’accommode guère de ce genre de pratiques.
Le PDG vient de se donner un nouveau directoire. Pensez-vous que ce dernier soit capable de redonner un nouveau souffle au PDG ? Quel est, selon vous, l’avenir ce parti ?
Il faut, d’abord, chercher à savoir ce que représente le PDG avant de demander s’il a un avenir. Ce parti est un instrument du système de prédation mis en place par les colons pour piller le Gabon. Ainsi, après être tombé de son piédestal, peut-il encore se retrouver aux premières loges ? La mythologie grecque nous a appris que le sphinx renaît toujours de ses cendres. Aussi, en me fondant sur cette cosmogonie grecque, je peux dire que ce parti a encore un avenir. Cependant, toute la question est de savoir si le PDG est un sphinx ? C’est là que réside toute la problématique.
Le sphinx est un animal ayant une tête d’humain et un corps de lion… La particularité est que cet enchevêtrement des corps constitue un assemblage bien ordonné. Ce qui n’est pas le cas pour le PDG qui est fait de plusieurs corps hétéroclites qui ne sont pas bien ordonnés aujourd’hui. Ce parti est miné, en interne, par une guerre des chefs. A l’extérieur, il fait face à une réprobation sociale de la part des populations désabusées par sa gestion calamiteuse du pays. La rivalité entre hiérarques à laquelle on assiste nous plonge dans la fin de règne de l’empire grec d’Alexandre le grand, miné, à sa mort, par des contradictions entre 4 de ses généraux.
En clair, vous estimez que le PDG n’a plus d’avenir ?
Je n’estime pas, mais je constate que ce parti est miné par des contradictions internes profondes. Il est pris, d’une part, par la guerre de leadership entre ses hiérarques et la distance qui s’est créée entre ces derniers et la base, d’autre part. Dites-moi, comment un organisme en proie à de telles dissensions peut-il présager un avenir ? L’Evangile selon Saint Matthieu déclare qu’« on ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres. Autrement, les outres se rompent, le vin se répand et les outres sont perdues. Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves. Et le vin et les outres se conservent » (Mt 9, 17). Ce passage de l’Evangile de Matthieu me semble assez parlant pour nécessiter des commentaires. Mais, je l’ai dit plus haut, n’oublions pas que le PDG est un instrument du système de prédation colonial.
Dans quelques jours, le dialogue promis par le CTRI va débuter. Pensez-vous que ce dialogue sera une nécessité pour le Gabon ou bien il constitue une arnaque politique ?
Nous sommes un pays africain et, qui plus est, bantu. La tradition bantu met le dialogue au centre de sa société. De ce point de vue, le dialogue est une bonne chose pour notre pays après toutes ces 14 années d’obscurantisme sur les plans économique, social et culturel. C’est une forme moderne la palabre traditionnelle et coutumière. Cela dit, quelques observations sont à relever.
Ma première observation porte sur la composition du bureau du dialogue et les conditions dans lesquelles il a été constitué. M. Iba-Ba, Archevêque métropolitain de Libreville, a été porté à la tête du bureau des assises. Bien que citoyen gabonais, l’Archevêque Iba-Ba, dont j’apprécie les différentes interventions sur les problèmes de la cité, mais du fait de sa vocation et de ses fonctions religieuses, est citoyen de l’Etat du Vatican et il le représente d’ailleurs au Gabon aux côtés du nonce apostolique. La question que je me pose est celle de savoir comment on peut mettre à la tête du dialogue un citoyen d’un autre Etat, surtout que ledit Etat entretient des liens incestueux avec les pays occidentaux qui ont colonisé le continent, dont le Gabon, et sont la cause principale la paupérisation du continent. D’ailleurs, les processus démocratiques intervenus au début des années 90 en Afrique n’ont-ils pas été conduits par des prélats ? 34 ans après, que retient-on du rôle joué par ces prélats ? La préservation des positions occidentales sur nos pays, anciennes colonies françaises.
Ma deuxième observation réside dans le contenu dudit dialogue. On nous a dit qu’il fallait que l’on refonde l’Etat. Les mesures contribuant à la refondation du Gabon sont à distinguer des différentes politiques publiques sectorielles. La refondation du Gabon porte sur la question de la souveraineté gabonaise, à savoir :
– au plan politique (libre choix des dirigeants) ;
– au plan économique, libre choix de nos partenaires sur le plan économique, libre disposition de nos ressources afin qu’elles servent en priorité aux populations gabonaises ;
– au plan culturel, on déplore l’abandon de nos rites et traditions (projet du Ciciba). Le Gabon est devenu l’otage des courants ésotériques exogènes. Les programmes scolaires non adaptés à nos besoins et ne permettent pas la restauration de notre mémoire collective. Ils ont surchargé les programmes scolaires sur l’histoire européenne ;
– souveraineté sur le plan sécuritaire en pleine mutation géostratégique régionale et mondiale. Doit-on mutualiser nos forces sur le plan régional avec le Cameroun, l’Angola, la RDC et les autres de la CEEAC ou réorganiser une force de défense nationale opérationnelle ?
Ma troisième observation porte sur le fait qu’on a éludé la question portant sur les crimes, les injustices et autres frustrations subies par de nombreux Gabonais. Depuis 14 ans, les dialogues nationaux d’Angondjé ont été des échecs patents. Celui-ci n’offre-t-il pas l’occasion d’être le creuset de l’unité nationale par un acte de justice-vérité-réconciliation ?
Ma quatrième observation concerne la problématique de la nationalité gabonaise. La nationalité est le lien juridique et politique, voire anthropologique qui lie un individu à un Etat, à une terre. Elle lui confère des droits et des obligations aussi bien à l’intérieur de son pays qu’au sein de la Communauté internationale. Elle définit la qualité juridique des populations qui composent ce qu’il convient de désigner le peuple gabonais au nom duquel les organes constitutionnels et institutionnels agissent.
Le dialogue politique national est une opportunité qui s’offre aux Gabonais pour définir la problématique de la nationalité gabonaise et sa portée juridique concernant l’accès aux hautes fonctions politiques et administratives de nature à exercer des pouvoirs régaliens, stratégiques et représentatifs de l’Etat gabonais. L’intérêt d’une telle question repose sur l’affirmation de l’identité de l’Etat et sur l’organisation du vivre ensemble qui peut être rompu, dans cette période de crise politique économique et social aigue, si on n’y prend garde.
Aucun pays ne s’est développé en autarcie et le Gabon n’échappe pas à cette donne. Si la longue tradition d’accueil doit-être maintenue, celle-ci, en vertu des questions sécuritaires de ce 21è siècle, doit faire l’objet d’un contrôle au regard d’une immigration suffocante dont le taux des étrangers est trois fois plus important que celui des Gabonais de souche, immigration qui échappe manifestement au contrôle des pouvoirs publics du règne déchu. Les résolutions y relatives décidées par le dialogue politique national devraient être inscrites dans la nouvelle Constitution.
Sur le plan économique, le CTRI semble faire des efforts pour densifier l’économie gabonaise. Qu’en pensez-vous ?
Les économistes sont partagés entre l’économie dirigiste associée au régime militaire ou autocratique, d’une part, et un modèle de type néo libéral associé aux institutions de Bretton Woods associé à l’architecture financière internationale, d’autre part. Effectivement, il y a lieu de s’interroger sur les initiatives prises par le CTRI sur ce plan.
Sont-elles assez fortes pour inverser la donne du modèle libéral dans lequel le Gabon évolue depuis 1994 ? Avec la création à nouveau du ministère des Participations, on voit bien la volonté du CTRI de donner à l’Etat les moyens de bonifier une croissance économique endogène, contrairement au modèle ultra libéral dans lequel nous sommes.
Notons que, depuis environ 1960, toutes les économies hors Occident qui ont prospéré l’ont été grâce à des régimes autoritaires (Chine, Inde, pays du Maghreb, Dubaï, Arabie Saoudite, Qatar, Ethiopie, Botswana, etc.) Cette approche est de plus en plus théorisée et approuvée comme une option de développement économique par des régimes militaires ou autoritaires. Elle est considérée comme efficace a l’opposé des démocraties fictives qui sont en réalité sous l’influence du capital et des capitaines d’industries qui ont remplacé les seigneurs d’esclaves et des colonies.
Monsieur Mesmin Youmou, merci.
C’est moi.
Propos recueillis par Guy Pierre Biteghe