Il existe de nombreuses versions de l’épopée des sept fils (ou sept clans) de Nzèbi. Celle que nous propose Okoumba-Nkoghe est une adaptation des versions collectées par Gérard Collomb dans les années 1960-1970 auprès de plusieurs détenteurs de la tradition orale du peuple nzébi. Cette version a l’avantage d’être intégrale et cohérente. C’est aussi la seule publiée à ce jour. Ce qui n’enlève rien à la qualité et à la richesse des versions orales existantes. Tout comme cette version écrite ne vient pas contredire les versions orales ou fragmentaires. Elle les complète. Notre propos s’appuiera donc essentiellement sur la version adaptée par Okoumba-Nkoghe.
A la lecture de ce récit, nous découvrons tout le génie des textes fondateurs des mythes et des épopées des peuples de la forêt équatoriale. Il est évident que nous sommes en présence d’un patrimoine immatériel majeur de la tradition orale des “bantus”.
Petit résumé arbitraire
Orpheline de mère à la naissance, la magnifique Nzébi est élevée par son oncle maternel, Peghazanga. Une nuit, Peghazanga reçut la visite d’une femme naine. C’était la mère du vieux devin Nganga-Moussoumbi. Elle sollicitait que Nzébi, une fois devenue pré-adulte, épousât son fils. A la suite de la visite nocturne de la femme naine (pygmée), Peghazanga prit la décision de marier sa nièce au vieux devin Nganga-Moussoumbi. A ses 16 ans, Nzébi épousa Nganga-Moussoumbi.
Mais la jeune dame n’aimait pas le vieux devin. Elle le trompa avec plusieurs amants qui furent tous condamnés à mort. Ce qui ne régla pas le problème. Bien au contraire, la magnifique Nzébi continua de multiplier ses amants jusqu’à ce que son oncle Peghazanga décide d’assassiner sa nièce. Heureusement, la veille du jour de son assassinat, elle fut prévenue par un de ses amants. Dans la nuit, elle réussit à quitter le village de Koto. Commença alors une longue errance à travers la forêt.
Nzébi-la-belle fut recueillie dans une grotte et aidée par des chimpanzés. Au village des chimpanzés, Nzébi sema de nouveau la discorde auprès de ses nouveaux amants poilus. Elle ne pouvait vivre avec un seul conjoint. De ses nombreuses copulations, elle tomba alors enceinte sans savoir lequel des hominidés en était le géniteur. Nzébi donna naissance à sept (07) fils : Boukou, Kombile, Mouele, Mombo, Boudanga, Ndombi et Nyembi.
Une fois devenus plus grands, les enfants de Nzébi commencèrent à se poser des questions sur leur identité. Malgré leur apparence de chimpanzés, ils avaient du sang humain. Curieux et désobéissant, Kombile, le deuxième fils, décida de remonter la grande rivière vers Koto, le village originel de sa mère. Kombile-le-désobéissant, campa non loin de la rivière. Il y fit la connaissance de la jeune Nyèngui. Kombile-le-désobéissant découvre les délices et les charmes de la sexualité chez les humains. Nyengui transforme le jeune hominidé. Elle le lave, le pouponne, lui rase les poils et le parfume. Au petit matin de leur nuit suave et sensuelle, Nyengui offre à Kombile-le-chimpanzé un copieux petit déjeuner. Elle ne lui enseigne pas que les codes et le langage de l’amour. Elle lui transmet aussi les secrets militaires, les savoirs sur l’agriculture et la connaissance du feu et de la métallurgie. Kombile-le-désobéissant regagna son pays et ses frères avec la ferme conviction de repartir à Koto récupérer son amour Nyengui.
Une fois de retour dans son pays, les autres fils ne reconnaissaient pas Kombile, le désobéissant frère qui avait été transformé. Le voyant, Nzébi, la mère, comprit que son fils avait été à Koto. Sa tristesse fut grande. Elle révéla finalement aux enfants ses origines et la raison de son départ de Koto.
Après la conversion de ses frères à la civilisation, Kombile mit en place son plan de conquête de Koto. Son amour pour Nyengui, la belle aux reins perlés de colliers, est plus fort que lui. C’est aussi l’occasion de venger sa mère qui avait été condamnée à mort par son oncle Peghazanga et son mari Nganga-Moussoumbi, le vieux devin.
Recouverts d’excréments et armés de haches et de sagaies, six des sept fils de Nzébi se lancent à la conquête de Koto, le pays originel. Mouele ne participa pas à l’aventure. Kombile, le leader, mit en place la stratégie que lui avait recommandée sa belle amoureuse Nyengui. Une fois sur place, les chimpanzés désactivèrent les pouvoirs mystiques de Nganga-Moussoumbi et l’attrapèrent. De son côté, Peghazanga opposait une farouche résistance à Kombile. Après un combat titanesque, Kombile vint à bout de Peghazanga. Les six chimpanzés triomphèrent à Koto.
Cette belle victoire fut de courte durée. De retour chez eux, les frères chimpanzés trouvèrent leur mère Nzébi morte et en pleine décomposition. Kombile fut aussitôt désigné responsable de la mort de leur mère. Selon ses frères, s’il n’avait pas désobéi, Nzébi serait encore en vie. Les sept frères se divisèrent. Chaque fils quitta finalement Leyogho, le village fondé par Nzébi, leur mère.
Préalables
D’emblée, il importe d’indiquer que nous ne déclinerons pas ici une lecture scolaire ou académique du mythe nzébi consistant à développer les dimensions anthropologique, historique et philosophique, car de nombreux points de vue s’entre-chevauchent. Il nous a paru plus pertinent d’ouvrir l’analyse à un questionnaire moins classique en se donnant comme point-pivot la place de la femme et son rôle de moteur de l’histoire. Certes, notre approche est peu commode pour le lecteur habitué à des analyses académiques ou universitaires d’une œuvre littéraire. Ce avec quoi il est urgent de rompre si l’on veut saisir toute la quintessence du récit. Nous tenterons, pour notre part, de mettre systématiquement en dialectique un ordre ancien marqué par le respect de la tradition et un ordre nouveau fondé sur la liberté et la puissance de l’histoire inhérentes à toute société.
La déconstruction de la généalogie et de la filiation patriarcales
Le récit nous plonge dès le début dans les questions de généalogie et de filiation. A l’origine, les humains descendent de Nzembi-a-Pungu. Il eut pour fils Manonzo. Ce dernier avait plusieurs épouses, dont la plus soumise à son époux était Kengue. C’est en cela que les Nzébi se considèrent avant tout comme des enfants de Kengue (Bane-ba-Kengue). Nous sommes immédiatement situés quant au type de filiation à l’œuvre ici. Il n’est donc pas nécessaire de se référer aux ouvrages des anthropologues pour comprendre les règles de la parenté. Chez les Nzébi, la filiation s’opère de façon matrilinéaire. C’est le clan de la mère qui prime. L’exercice de transmission de la filiation convoque dès lors des capacités mémorielles très complexes. Tout le sens de la socialisation des petits Nzébi va consister, à travers des contes et légendes, des rites initiatiques comme des rites de passage, à distiller dans l’inconscient le souvenir de la prééminence originelle d’une femme. On voit dans l’épopée des sept fils de Nzébi, bien que les héros soient des hommes, que ce sont les femmes qui articulent et structurent le déroulement du récit.
D’abord, la naissance de Nzébi-la-belle est marquée par le fait qu’elle perde sa mère. Elle est recueillie et élevée par son oncle maternel, Penghzanga. De façon subliminale, le récit nous invite à questionner le péché primordial selon la théologie nzébi par l’infidélité de la femme. La magnifique Nzébi était l’épouse d’un nganga, un devin ou un demi-dieu. Elle est présentée comme une femme volage et désirée par tous les hommes du pays de Koto. Elle fut jugée par le grand conseil et condamnée à mort. Elle refuse avec courage et force cette condamnation. Elle s’enfuit et s’exile hors de la civilisation. Au milieu des chimpanzés, qui ne connaissaient ni feu, ni agriculture, ni technologie, Nzébi-la-belle se livre à nouveau à une sexualité libertine.
De façon symbolique, le récit nous montre que la belle Nzébi est une femme qui a un goût prononcé pour le sexe. Cette sexualité libertine prit fin avec la grossesse, la fécondité. Sans être un grand exégète des textes sacrés nzébi ou un psychanalyste de comptoir, nous pouvons tout de même nous livrer ici à une herméneutique de la place de la sexualité dans les mythes anciens des peuples bantus.
La sexualité est généralement un prétexte ou un symbole pour replonger l’humain à l’origine du monde. Elle nous permet d’explorer le lien entre les dieux et les humains. Nzébi, cette femme condamnée à l’exil et à la souffrance, est le symbole du péché, du désir sexuel, de la jouissance, de la tentation, mais aussi du tabou et de l’insoumission. C’est justement ici qu’il nous faut oser l’analyse pour mieux saisir le propos et ne pas se contenter de rabâcher un prétendu sens sacré de la tradition africaine.
Le même acte dans deux sociétés différentes donne lieu à deux interprétations. A Koto, la sexualité libertine de Nzébi était punie de la peine de mort tandis que chez les primates, à Leyogho, elle était récompensée d’une fécondité généreuse. L’enjeu ici n’est donc pas d’opposer une société naturelle ou animale qui fonctionne sans lois ni règles à une société humaine régie par des institutions juridiques raffinées, encore moins d’y voir une sorte d’évolutionnisme primaire. Il convient, bien au contraire, de s’interroger sur les liens entre la sexualité et les interdits, les tabous et la désobéissance ou l’insoumission. Originellement, la femme n’est-elle pas un être insoumis ? Comme on peut le voir dans le récit, Nzèbi est une rebelle qui s’oppose à la dictature des hommes, en l’occurrence celle de son oncle maternel Penghazanga et de son époux forcé Nganga Moussoumbi.
La quête et l’érection d’un nouvel ordre politique
Il faut aller plus loin dans l’analyse et dépasser la simple idée d’une morale lignagère rappelant les risques de la transgression des règles du mariage et de la cohésion sociale lignagère. La femme est à l’origine de la vie. La femme est également le moteur de l’histoire de toute société. Elle est donc au cœur et à l’origine des guerres et des changements majeurs des sociétés. Par conséquent, son pouvoir est beaucoup plus philosophique et ésotérique. Sans les sous-estimer, les rapports à la sexualité et à la transgression ne peuvent se limiter à une interprétation anthropologique ou biologique, faisant de Nzèbi une simple épouse ou une simple mère. La place de la femme se réduirait à respecter les règles de prohibition de l’adultère, de l’infidélité et de l’inceste.
La sexualité libertine de Nzèbi ouvre d’autres problématiques qui convoquent d’autres notions, à savoir celles de courage, de bravoure, de liberté face à un ordre social conservateur. Nzèbi est l’éloge de la désobéissance face à la tradition lignagère. Elle est le symbole du pas de côté qui permet de sortir de la société patriarcale et patrilinéaire. Il s’agit d’un nouvel ordre politique, une nouvelle généalogie qui replace la femme au centre de la perpétuation du clan, du lignage ou de l’ethnie. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre quelques éléments du récit.
En dépit de sa condamnation pour avoir transgressé les lois masculines, Nzèbi la belle est à l’origine d’un nouveau pays et d’un nouveau peuple. La désobéissance et l’opposition à la dictature conduisent sans doute à la prison, à l’exil mais elles conduisent dans le même temps à la fondation d’une nouvelle société.
Plus profondément, lorsque la belle Nzèbi bâtit son nouveau pays Leyogho, elle veut fixer de nouvelles lois et règles. Elle reste prisonnière de son passé et de sa mémoire. Elle veut en quelque sorte reprendre en modèle son ancien pays Koto. Kombile, un de ses fils lui rappellera qu’il n’est pas possible de fonder un pays-nouveau sur la base des vieilles lois ou reposant sur une constitution calquée sur un modèle ancien. Kombile le fils désobéissant (ou Boudzanga dans d’autres versions de l’épopée) décide de ne pas se soumettre à l’interdit de sa mère Nzèbi. En voyageant, en suivant le fleuve, il découvre de lui-même un autre pays, Koto le pays originel. Il y entre par l’amour et la sexualité, tout comme sa mère avait été excommunié pour sa sexualité libertine. Il y acquiert la science, la spiritualité et les valeurs nécessaires à son développement. Cela n’aurait pas été possible sans l’aide de la belle Nyengui. La sexualité doit être entendue précisément comme un rite symbolique et initiatique et non comme la promotion de l’infidélité et du dévergondage.
Autre élément important à prendre en compte dans la lecture symbolique de la sexualité, c’est de voir qu’elle ne consiste pas seulement à sortir d’un ordre ancien, elle permet aussi d’y entrer. La révolution qui va s’opérer par la suite partait de l’intérieur de Koto, le pays ancien. Pour certains, Nyengui serait considérée comme le symbole de la trahison du pays, là où pour d’autres elle serait le vecteur du changement et de la révolution.
Non seulement Kombile le fils désobéissant permet de reconquérir Koto, le pays de ses ancêtres, mais il permet de réconcilier Nzèbi avec son passé et sa mémoire. En mettant fin au pouvoir de Penghazanga l’oncle maternel de Nzèbi, la révolution de Kombile restaure la victoire de la femme exilée sur l’ordre masculin et dictatorial. Nzèbi peut enfin mourir et laisser un nouveau pays. Ce pays ne peut être la copie de Koto. Il ne peut non plus s’ériger sur la règle du plus fort. L’acte de renaissance de ce pays en construction intervient par le symbole de Mouelè, un des sept fils qui n’avait pas participé à l’expédition triomphante sur Koto. Durant la guerre contre le dictateur Penghazanga, Mouelè était allé à la rencontre des pygmées, s’initier à d’autres valeurs ou à un autre système politique fondé sur le lien ancestral avec la terre et la forêt.
En miroir aux personnages de Nzebi, Kombile et Nyengui qui mettent en jeu la sexualité, le personnage Mouele traduit la complémentarité avec l’initiation. Autrement dit, le récit ne fait pas l’éloge de la dépravation des mœurs, il restitue bien au contraire le caractère ésotérique de la sexualité par le dépassement de la condamnation et de l’interdit. Le dépassement dont il est question implique la notion de sacrifice et de la mort. En clair, la nouvelle société prônée ici passe par la mort (ou le sacrifice) de Nzèbi la matriarche qui représente le pays Leyogho, d’une part et de l’autre, la destruction de Koto le pays originel, symbolisé par le patriarche oncle maternel Penghazanga, tous deux symboles du passé.
Le récit suggère l’idée d’un rite nouveau en trois étapes, un rite dialectique. L’épopée nous propose dès lors d’envisager une troisième voie et de dépasser Koto le pays originel des humains et Leyogho le pays des révolutionnaires primates. Cela implique une connaissance des rites de la forêt et des pygmées, de prendre en compte la pluralité des visions et la diversité des expériences. Cette troisième voie consacre le rôle capital de la femme comme génitrice du renouveau et du progrès social.
Au-delà des sept clans ou des sept peuples ou pays fondés par les fils de la matriarche Nzèbi ce que nous lègue en héritage l’épopée Nzébi c’est la recherche non pas de consensus mous et éphémères mais plutôt un consensus qui s’élargit aux animaux ou totems et aux pygmées. Un consensus qui rassemble la diversité des composantes de la société, c’est-à-dire une diversité religieuse, philosophique et ethnique. Pour le dire autrement, l’unité de la société ne repose pas ici sur l’acceptation de tous aux mêmes valeurs, aux mêmes croyances ou sur la validation d’une même origine biologique, ethnique, clanique, patrilinéaire ou matrilinéaire. L’unité sociale et politique ou la nouvelle nation de Kengue dont il est question, repose sur l’existence d’un devenir commun qui transcende les égos et les époques. L’épopée nous invite enfin à un renoncement du conservatisme béat et s’ouvrir à une quête de la démocratie.
Lire les textes fondamentaux (mythes, épopées et cosmogonies) revient à rechercher derrière les noms, les personnages, les lieux, les métaphores et les symboles le sens caché du message et surtout tenter de saisir l’actualité et la pertinence au-delà des contextes historiques et géographiques. C’est du moins tout l’effort que nous nous donnons en revisitant nos épopées à l’aune des problématiques de notre époque.
Tare Evivi Nguema (TEN)