Les coups d’État sont incompatibles avec la démocratie (Babacar Guèye, « La démocratie en Afrique : succès et résistances », Pouvoirs, vol. 129, n° 2, 2009, p. 20). Bien que cette assertion soit une lapalissade, dans le cas du Gabon, « au petit matin du 30 août 2023, les forces de défense et de sécurité, réunies au sein du Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI), ont décidé [de mettre] un terme à un régime liberticide et corrompu […] Cette opération a été […] saluée par des foules en liesse », se réjouissant du « coup de liberté » (secrétariat général de la présidence de la République, a, septembre 2023, p. 1).
Quelques semaines plus tard, précisément le 2 octobre 2023, le Premier ministre, via un communiqué, lançait un « appel à contributions » pour la « préparation du dialogue national ». Le 13 novembre suivant, « le chronogramme de la transition politique au Gabon » fixa la tenue du « dialogue national inclusif » (DNI) du 1er au 30 avril 2024. Si la première phase, que nous qualifions de « consultation à la base » (recueillir les avis des populations), s’est soldée avec un total de 9 826 contributions physiques et 11 745 contributions numériques, il faudra attendre janvier 2024 (le mois écoulé) pour apprécier la synthèse des propositions faites. Cette synthèse requiert un travail technique et scientifique obligeant les acteurs qui en ont la charge de mettre en place une méthodologie (et non une méthode) claire capable de fournir des résultats significatifs. En escamotant cet aspect, qui est loin d’être marginal, nous souhaitons apporter des éclaircissements sur certains paramètres importants relatifs au DNI dans les transitions politiques. Dans cette perspective, se situant dans une épistémologie des bonnes pratiques dans les dialogues nationaux transitionnels, cette réflexion soutient qu’il est possible d’éviter certaines critiques récurrentes durant le processus d’un dialogue national.
En effet, dans sa version moderne, le dialogue national est un mécanisme de prévention, de gestion des crises politiques ou de conflits violents ou un mécanisme de changement profond permettant de définir un nouveau contrat social entre la société et l’État (National dialogue handbook A Guide for practitioners, Berlin, Berghof Foundation, 2017, pp. 21-23). Dans sa version ancienne, le dialogue national se réfère à « l’arbre à palabres » dans maintes sociétés traditionnelles africaines. « La palabre est ce lieu traditionnel de rassemblement à l’ombre duquel les citoyens s’expriment librement sur la vie en société, sur les problèmes du village, sur la politique à mener et sur l’avenir » (Fweley Diangitukwa, « La lointaine origine de la gouvernance en Afrique : l’arbre à palabres », revue Gouvernance, vol. 11, n° 1, 2014, p. 3).
Le Gabon a expérimenté « la palabre » à de nombreuses occasions (ex : 1994, Paris ; 2006, Arambo ; 2016, Angondjé), notamment en 1990, à travers la Conférence nationale. Le DNI sera le prochain « grand moment d’expérimentation ». Toutefois, trente ans après, la société gabonaise a connu des métamorphoses. Dans plusieurs pays, les dialogues d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Les experts le constatent et les politiques devraient tenir compte de leurs avis pour éviter et/ou corriger les plausibles erreurs. Si le calendrier du DNI est arrêté, il serait utile d’accorder une haute attention au comité préparatoire, au bureau du présidium et aux conceptions dichotomiques sur le DNI.
Le comité ou la commission préparatoire
Il semble que l’organisation du DNI soit du ressort de la Primature qui en a confié la charge au ministère de la Réforme des institutions. Cependant, une interrogation demeure : qui est le président du comité préparatoire et quelles sont les personnes qui le composent ? Une clarification de cet aspect n’est pas à négliger. La déclinaison exacte de l’identité des membres de l’équipe organisatrice est nécessaire. Mieux, les membres (pas une institution ou des services, etc.) de l’organe préparatoire devraient être connus dans la mesure où celui-ci permet de se projeter sur la crédibilité du dialogue à venir.
Si cette équipe est composée de personnes sujettes à des controverses quelles qu’elles soient dans l’opinion publique, des images fantasmagoriques pourraient faire douter de l’initiative chez certaines personnes. Mettre en avant une ou des institutions, serait masquer volontairement chaque personne qui s’occupe d’un aspect spécifique dans les préparatifs du DNI. Or, connaître ses membres est essentiel dans la pré analyse des assises du dialogue à venir.
En toile de fond, l’organe préparatoire est chargé d’identifier les différents participants en attribuant des quotas, de proposer un budget détaillé et réaliste, de rédiger le code de bonne conduite des travaux et le règlement intérieur, de suggérer le nombre et les intitulés des ateliers et/ou des commissions thématiques (ex : paix et sécurité, socio-culturel, politique et gouvernance, cohésion sociale et justice transitionnelle, prospective étatique, etc.). L’ampleur des tâches de cette commission fait d’elle la pièce maîtresse du DNI, car « les décisions prises pendant la phase préparatoire donnent le ton du processus et affectent sa légitimité finale aux yeux des forces politiques et du public » (Institut of peace, « Dialogues nationaux sur la consolidation de la paix et les transitions : créativité et pensée adaptative », Peaceworks, n° 173, 2021, p. 3). Une clarté à ce sujet (la publication du comité) dissipera les idées reçues et préconçues. La présentation de l’équipe de pilotage est un point essentiel de transparence. Banaliser cet aspect, c’est ouvrir la voie à toutes les critiques fondées et infondées.
Définir un plan com’
De plus, une communication efficace s’avère utile dans ce contexte (Bettye Pruitt et Philip Thomas, Le dialogue démocratique : un manuel pratique, New York, ACDI, IDEA, OEA, Pnud, 2007, pp. 106-108). Un plan de communication devrait être défini et mis en œuvre minimum 4 semaines avant au moyen de canaux divers (ex : spot publicitaire en plusieurs langues vernaculaires). C’est l’occasion de faire montre de pédagogie autour du DNI en abordant le maximum d’éléments. L’erreur à éviter, c’est de croire que les populations sont très bien informées. La communication permet de recevoir les observations des populations par le biais des réseaux sociaux, de clarifier et/ou de préciser certains éléments incompréhensibles. Cette mission du comité préparatoire anticipe sur les questions potentielles et les récriminations d’une organisation qui ne communique pas assez, d’une part, et de ne pas imputer à l’organisation les facteurs problématiques du jour J qui renverraient des représentations négatives sur le DNI, d’autre part.
Le bureau du présidium du DNI
C’est à travers le communiqué n° 26 du CTRI que le président du présidium du DNI fut désigné le 13 novembre 2023 en la personne de l’archevêque de Libreville, Monseigneur Jean Patrick Iba-Bâ. Cela n’est pas étonnant pour deux faits :
1/ dans de nombreux pays, les hautes personnalités de l’Église catholique ont souvent fait office de facilitateurs des dialogues nationaux (Idem, p. 123.) ;
2/ lors de la Conférence nationale de 1990, ce fut l’archevêque, Mgr Basile Mvé Engone, qui présida les assises. Néanmoins, soulignons que les autres membres du bureau directeur devraient être des personnalités dont l’image n’est pas entachée et/ou rattachée par des actes moralement ou juridiquement condamnables (ex : citées dans les crimes dits rituels, le trafic de stupéfiants, la concussion, les détournements de fonds, le blanchiment des capitaux), même si leurs casiers judiciaires sont vierges. Par conséquent, parce que le bureau du présidium est chargé de conduire les travaux, de veiller à leur bon déroulement, etc., il serait judicieux que ses membres soient choisis en fonction des critères perceptifs et représentationnels sur leur notoriété et leur image de marque. Un mauvais casting à ce niveau rendrait dubitatifs certains observateurs et renforcerait les imaginaires négatifs autour du CTRI. Cette erreur de casting pourrait avoir des conséquences insidieuses au double plan psychologique et social sur l’assentiment et les perceptions sur le CTRI.
Ce que le DNI n’est pas
Le dialogue n’est pas « une occasion de présenter des résolutions préparées à l’avance ou un ultimatum », encore moins « un événement contrôlé par un seul groupe d’intérêts » (Francie Lund, Conduire un dialogue politique porteur de résultat, Cambridge, Wiego, 2013, p. 1.). Nonobstant le fait que des directives préalables ne manquent pas, particulièrement au bureau du présidium et aux bureaux de commissions/d’ateliers, si les personnes sélectionnées pour prendre part au DNI reçoivent officieusement (en contrepartie d’une nomination, d’une dotation ou d’un don) des instructions pour orienter les débats dans l’intérêt d’une minorité gouvernante, d’un petit groupe qui ne souhaite pas que certaines questions soient examinées en profondeur, cela entraînerait des frustrations et discréditerait ces assises. Le DNI n’est pas la fenêtre d’opportunité des membres du système politique qui a longtemps gouverné le Gabon pour se repositionner (Archange Bissue-bi-Nze, « L’entrée du CTRI dans le système politique : à quoi doit-on s’attendre ? », Billet d’actualités de la revue droit et politique en Afrique, décembre 2023, 12 p.). Le DNI ne sera non plus un moment de théâtralisation politique pour faire bonne figure aux partenaires extérieurs et de séduction populaire pour créer une illusion volontaire de changement. L’expérience a montré que dans les pays où les concepteurs du dialogue national ont instrumentalisé ce mécanisme, il y a des répercussions à terme, à savoir : fragilisation du nouveau contrat social, accentuation de la fissuration de la cohésion sociale, alimentation de la haine et des rancœurs populaires, solidification des représentations sociales binaires du politique et consolidation de l’aversion au discours politique de l’espérance et de la concrétude du changement. Toutes choses à éviter dans le havre de paix Gabon.
Ce que le DNI devrait être
Dans les processus transitionnels, le dialogue est la véritable plate-forme où l’on construit le nouveau pacte social et définit la trajectoire politique de la transition entre autres. Ainsi, certaines recommandations devraient être impérativement incluses dans la Constitution et elles ne feraient pas l’objet de modifications (du moins pendant la durée de la transition). Dans ce sens, les participants statueront sur les aspects y relatifs. En outre, le dialogue est le moment de passer en revue la gestion du pays sur le temps long (ex : avril 1990 – août 2023) en ne mettant pas la focale sur les cinq dernières années, car les problèmes observés au Gabon datent des décennies, sauf que le système s’efforçait à masquer les insuffisances. De même, de nombreuses personnes ont participé volontairement à œuvrer ou, involontairement, à encourager la mauvaise gouvernance dans divers secteurs. Un mea culpa de leur part ne saurait renverser la situation, mais pourrait avoir un impact empathique dans le corps social. Certaines personnes diraient que ce n’est d’aucune utilité, parce que le Gabon ne sort pas d’une crise violente mortifère et ce genre d’actes se produit dans les pays en reconstruction post-conflit. C’est une mauvaise lecture. Par exemple, lors du DNI, un discours d’un acteur politique de l’opposition, d’un membre du Parti démocratique gabonais (PDG) ou un témoignage d’un haut commis de l’État dans lequel celui-ci s’excuse sur un sujet quelconque (ex : les fêtes tournantes, les répressions meurtrières post-électorales de 2009/2016, Esther Miracle) serait un geste symbolique remarquable : « En ma qualité de…, je présente au peuple gabonais mes excuses pour n’avoir pas réagi promptement ou pour avoir gardé un silence apeuré face à x situation » (une brève illustration). De hautes personnalités l’ont fait dans certains pays d’Afrique (ex : Dialogue national de 2003 en Centrafrique).
Dans la même veine d’analyse, le dialogue étant la propédeutique de la réconciliation nationale (à l’observation des regards moqueurs et condescendants stigmatisant les « PDGistes » et leurs soutiens les « Kounabélistes »), il est une invitation à la résilience et à l’exhortation d’une transformation progressive des mentalités en considérant que l’erreur est humaine, mais ne doit pas persister. Si vous avez toujours été bon, face au mal, que personne ne change votre bonne nature. Elle n’est pas une faiblesse, mais une qualité servant d’ossature disruptive qui vous maintient du côté du bien (notion centrale en philosophie morale).
Somme toute, pour tout Gabonais, penser au DNI, c’est se projeter dans l’après-transition en développant une vision prospectiviste et stratégique. Pertinemment, c’est de ne pas être distrait en regardant le vent souffler à faible intensité et la pluie illusoire qui est réellement une rosée, mais c’est d’être capable d’anticiper les effets de la tempête et du tonnerre ; d’éviter les inondations et les réjouissances momentanées du cœur ; de distinguer le corbillard de l’ambulance ; de détecter les fruits mûrs/pourris sur les arbres et les braqueurs habillés en facteur ; de dire moins si les paroles et/ou les intentions de l’autre dissimulent le vice et d’être vrai et cohérent. Ceci pour une utopie réaliste : « le Gabon nouveau qui n’est pas un idéal idyllique, loin d’être parfait, récompensera les Hommes intègres en tout lieu, pratiquant la justice, même au détriment de leur volonté et de leurs intérêts personnels ». Tout commence par une ferme volonté de changement.
*Doctorant en sciences politiques et sociales à l’Institut des sciences politiques Louvain-Europe/Université catholique de Louvain