Par Théodule Ndong Nkoghe*
Au nombre des recommandations du Dialogue national inclusif (DNI) figure en bonne place et pour cause le choix du régime présidentiel avec, comme fait majeur, entre autres, la suppression de la fonction de Premier ministre et, concomitamment, l’élévation au rang d’institution constitutionnelle de premier plan de la vice – présidence assurée par le vice-président de la République aux côtés du président de la République, chef de l’Etat devenu désormais aussi chef du gouvernement, au titre de l’attelage de l’Exécutif.
Il est indéniable, en effet, que le président de la République, chef de l’Etat, doit rester une institution fondamentale de la nouvelle architecture constitutionnelle du nouveau Gabon, notamment et surtout du fait de la suppression au sein de l’Exécutif de la fonction de Premier ministre. Mais encore faut-il que cette situation n’ait pas des airs de vaudeville comme on peut le pressentir à l’aune du contexte actuel. Car si, en raison du dogme de l’unité du pouvoir africain, on conçoit que le chef de l’Etat est le premier personnage de l’Etat et est comme tel placé au-dessus de l’écume des jours, non loin des nuages, bref au-dessus de la mêlée comme disait le général de Gaulle, il est à craindre, toutefois, que la disparition au sein du nouveau paysage politico-institutionnel gabonais du personnage de Premier ministre, naguère deuxième pan de l’Exécutif, comme aiment à dire les hommes des médias, ne vienne déstabiliser la nouvelle Constitution et, en même temps isoler, rapetisser, fragiliser le chef de l’Etat dont précisément le Premier ministre constituait, jusqu’à lors à l’épreuve de la politique, le fusible, le bouclier et le bras séculier. Même si on doit concéder que la suppression de la fonction de Premier ministre dans la nouvelle Constitution gabonaise est louable par ailleurs.
Quoi qu’il en soit, cette novation peut entrainer à terme un bouleversement de l’écosystème de l’Exécutif jusque-là bien huilé au Gabon. Pour en rendre compte, on s’attachera, d’abord, à présenter la saga du couple président/Premier ministre dans l’histoire récente de la politique gabonaise (1), puis à faire état de quelques réflexions ayant trait à la suppression du couple président/Premier ministre dans la nouvelle Constitution de la République gabonaise(2).
1 – La saga du couple président/Premier ministre sous les régimes Bongo, père et fils
Dans la recherche des déterminants de la recommandation sur la suppression de la fonction de Premier ministre dans la nouvelle Constitution de la République gabonaise, telle qu’issue de lege ferenda, c’est-à-dire en l’état de projet, du Dialogue national inclusif, il nous a paru fort à propos de présenter, à cet égard et à toutes fins utiles, un aperçu de la saga du couple président/Premier ministre dans l’histoire politique gabonaise récente.
•La saga du couple président/Premier ministre sous le régime Bongo père
– Acte I (Albert Bernard Bongo, devenu Omar Bongo – Léon Mebiame Mba)
Le couple président Albert Bernard Bongo, puis Omar Bongo-Léon Mebiame Mba inaugure ce feuilleton dans un registre bien assumé de copain et coquin. Les deux hommes étaient si liés qu’on puisse difficilement entrevoir un centimètre de papier cigarette pour les séparer, en raison sans doute du fait qu’ils étaient de la même génération et avaient le même père spirituel, pour ainsi dire, en la personne du président Léon Mba, l’un comme directeur de cabinet et l’autre comme parent direct.
Ce compagnonnage, le plus long dans la durée du couple président/Premier ministre, était devenu trop lisse jusqu’au moment où le président Bongo, après s’être déchargé de ses fonctions de chef du gouvernement, les a délaissées à son compagnon de route patenté. Mais ce tandem, presque parfait, a connu un seul grain de sable, bien que tardif, mais survenu après la sortie de ses fonctions de Premier ministre par Léon Mebiame. Celui-ci a déclaré à la cantonade n’avoir jamais gouverné.
– Acte II (Omar Bongo-Casimir Oye Mba)
Le couple inédit Omar Bongo-Casimir Oye Mba était l’un des plus étonnants et admirés dans l’histoire politique du Gabon des années 90, tant le second membre de l’attelage de l’Exécutif passait pour un grand technocrate, un excellent banquier ayant fait carrière dans le privé avec ses règles, un homme et un intellectuel doté d’une forte personnalité. Ancien gouverneur de la BEAC, docteur d’Etat en droit de l’université Paris Sorbonne, auteur d’une thèse sur le « Régime juridique de la terre au Gabon », il ne laissait personne indifférent.
Fringant et jovial, d’une élégance à l’anglo-saxonne, il avait aussi le sens de l’Etat. Il est entré par surprise dans la politique, appelé par le chef de l’Etat aux « temps dits de braise » au Gabon, juste après la Conférence nationale de tous les risques. Il était l’homme de la transition politique qu’il a gérée avec brio, conduite sous l’empire d’une « Constitution de transition ». Devenu Premier ministre, il a dirigé le « gouvernement de la démocratie » après les Accords de Paris 1994. Il a détenu plusieurs portefeuilles ministériels dont les Affaires étrangères et la Planification. Loyal et pondéré, il était l’homme des dossiers. Economiste de talent, ses prédictions dans ce domaine se sont souvent révélées exactes. Son attelage dans le jeu de binôme avec le président fut l’un des plus prestigieux et sérieux.
– Acte III (Omar Bongo-Dr Paulin Obame Nguema)
Le bon docteur Paulin Obame Nguema, homme policé à la française, binational, franco-gabonais du clan Essibekang, natif de Kango. Bon père de famille en privé et homme de conviction en politique. Ses relations au sommet de l’Etat avec le président de la République sont citées en exemple.
-Acte IV (Omar Bongo-Jean François Ntoutoume Emane)
Ce couple a fait beaucoup parler de lui. Avant d’être Premier ministre, l’homme, l’intellectuel, le technocrate, appelé familièrement Jacky-Mille-diplômes, en raison de son pedigree et de son CV chargé, est passé très tôt de l’ombre à la lumière. Il fut très longtemps l’homme de confiance du chef de l’Etat, son conseiller personnel. Il fut plusieurs fois ministre. Homme des dossiers sensibles dont il eut la charge au nombre desquels le dossier Air Gabon en tant que ministre des Transports et de l’Aviation civile. Il fut l’idéologue du régime Bongo père et il en devint l’un des plus grands théoriciens patentés, avisés et écoutés. On lui a attribué la paternité des pensées politiques telles que « La rénovation rénovée », « Le progressisme démocratique et concerté »… Universitaire brillant, il est un distingué politologue, docteur d’Etat en sciences politiques. Amoureux de belles formules comme, entre autres, « sous les très hautes instructions », « des convulsions récurrentes », il contribua avec brio, dans le cadre du « développement politique à la gabonaise », à l’éclat du bongoïsme triomphant version Omar Bongo, son maitre à penser…
– Acte V : Omar Bongo-Jean Eyeghe Ndong (2006-2009)
A ses débuts, l’attelage de ce pan de l’Exécutif fut harmonieux, bien que cette expérience fût courte, le président étant mort en 2009. Ce couple a été marqué par la disparition de Madame Edith Lucie Bongo Ondimba, la première dame du Gabon. La gouvernance du couple président Bongo et son premier ministre Jean Eyeghe Ndong fut évanescente par l’état ténébreux du premier magistrat du pays, du fait des évènements douloureux de cette période. Mais le Premier ministre de l’époque, surnommé « l’homme du social », plein d’entrain, se montra très entreprenant dans le cadre du dialogue social pratiqué par le gouvernement de la République qu’il dirigeait alors avec le soutien du chef de l’Etat bien qu’affaibli.
Ce qui frappe d’emblée dans la saga des couples président/Premier ministre de la période allant de 1975 à 2009 au Gabon, c’est que sous le magistère de Bongo père, qu’il fût Albert Bernard ou Omar, l’attelage éponyme (unissant le président et ses Premiers ministres) se passait entre lui et ceux-ci qui se trouvaient être tous des ressortissants de la communauté fang de l’Estuaire, dont les fiefs politiques étaient disséminés à travers toute la province. Ce fut en application d’une règle non-écrite de l’époque qui voulait que le président de la République soit secondé dans l’exercice du pouvoir gouvernemental rien que par les ressortissants fang de la province de l’Estuaire. Ce qui apparaissait à l’opinion publique comme une sorte de renvoi d’ascenseur, étant donné que le premier président du Gabon était un fils fang de l’Estuaire qui se trouvait être le père spirituel et le mentor politique de son successeur, Omar Bongo, devenu le deuxième président du Gabon. Cela nous ramène à la belle époque de la politique dite de la géopolitique à dosage ethnique, vantée et mise en œuvre par les tenants du pouvoir et leurs chantres, idéologie que le sens commun au Gabon désigne ainsi, l’idéologie que l’on peut considérer comme un mode de reproduction des élites et qui s’apparente, en fait, au partage institutionnel du pouvoir en fonction des appartenances ethniques et régionales. Conception rétrograde s’il en est, qui relève de ce qu’on a qualifié de « démocraties ambiguës en Afrique centrale », au rebours de la « modernité politique » qu’on prône aujourd’hui désormais en Afrique.
• La saga du couple président/Premier ministre sous le régime Ali Bongo
Avant d’aborder cette autre séquence du couple président/Premier ministre comme nous l’avons esquissé plus haut pour la première séquence, nous allons nous arrêter quelque peu sur l’intermède constitué par la période de transition politique consécutive à la vacance du pouvoir provoquée par la mort subite du président Omar Bongo Ondimba en juin 2009, laquelle a entrainé la tenue de l’élection présidentielle anticipée de la même année. Au cours de cette transition politique, l’attelage président (de la République) intérimaire/Premier ministre de la transition a réuni Madame Rose Francine Rogombe et Monsieur Paul Biyoghe Mba. Période unique dans l’histoire politique de notre pays depuis le décès à Paris en 1967 du premier président gabonais, Léon Mba.
La transition politique de 2009 a été menée de main de maître par les deux têtes de l’Exécutif. Ce qui leur a valu à tous les deux les félicitations des Gabonais et de la Communauté internationale. La maîtrise de la situation par les deux responsables de l’Exécutif intérimaire a fait d’eux des serviteurs valeureux du peuple gabonais et des dignes figures de proue de la classe politique du pays comptables de l’après-transition politique. Quant à la saga proprement dite du couple président/Premier ministre sous le régime Ali Bongo, successeur de son père, elle a connu des fortunes diverses. Cette saga comprend sept actes correspondant au nombre de personnalités ayant occupé la Primature pendant les 14 années de magistère d’Ali Bongo. Elles ont pour noms :
* Paul Biyoghe Mba ;
* Raymond Ndong Sima ;
* Daniel Ona Ondo ;
* Emmanuel Issoze Ngondet ;
* Julien Nkoghe Bekale ;
* Rose Christiane Ossoua Raponda et
* Alain Claude Billie-by-Nze.
La principale caractéristique de ces attelages est la brièveté. Aucun d’eux n’ayant atteint trois ans. D’où aussi le caractère météorique de ces tickets, le plus long ayant duré deux ans et quatre mois. Il en ressort qu’aucune personnalité ayant exercé les fonctions de Premier ministre sous le régime Ali Bongo n’a eu les faveurs ou la grâce du prince au pouvoir suffisamment longtemps. Ce qui suppose que ce dernier s’estimait assez capable de gouverner seul le Gabon. Ce qui induit une grande assurance et estime de soi de la part de ce dernier. Ce qui signifie en filigrane qu’aucun d’eux n’a pu vraiment s’imposer aux côtés du patron de l’Exécutif, soit à cause de ses moindres qualités, soit du fait du peu d’estime dont il jouissait auprès du président de la République. Pas même les plus capés en notoriété du point de vue de leurs états de service comme Paul Biyoghe Mba, reconnu comme une « bête » politique, stratège et tacticien hors pair, bâtisseur émérite comme l’atteste son engagement pour l’aménagement du territoire dans son fief politique de Bikele et d’Ikoy-Tsini, bref un vrai seigneur de la politique.
Comme Raymond Ndong Sima, classé parmi les meilleurs économistes gabonais, « réparateur » ou sauveur de grandes entreprises en difficulté telles que la Setrag, la CFG, etc., comme aussi Daniel Ona Ondo, un fort en thème, professeur agrégé de sciences économiques Cames, universitaire émérite, politique avisé et expérimenté. A cet égard, le prince avait sans doute un problème avec le « gouvernement des hommes », comme aussi avec « l’administration des choses ». Malgré, sur ce dernier point, la mise en place par lui et ses conseillers d’un PSGE (Programme stratégique Gabon émergent) convoité et envié partout en Afrique.
Pendant le temps de son absence du pays pour cause de maladie, comme il l’a reconnu lui-même sans ambages, le président Ali Bongo Ondimba ne pouvait être comptable de ce qui se faisait sans lui et, bien évidemment, de la gestion, du fonctionnement et du bilan de son attelage supposé exister entre lui et ses Premiers ministres. Il s’agit précisément de la période allant de 2018 à 2023 où le président de la République élu n’était là que de nom comme chacun le sait et où la vie de la République était censée être rythmée par lui et par ses Premiers ministres sous ses instructions, mais qui l’a été, hélas, par procuration avec toutes les conséquences qu’on a pu imaginer.
2 – De quelques réflexions sur la suppression du couple président/Premier ministre dans la nouvelle Constitution gabonaise
A partir des situations relativement aux deux magistères Bongo, telles que présentées par ailleurs sur le fonctionnement du couple président/Premier ministre dans notre vie politique contemporaine et moderne, c’est-à-dire celle des années 70, 80, 90 jusqu’à 2023, on aura eu droit, à titre d’illustration, à deux expériences. D’un côté, l’expérience du président/Premier ministre de l’ère Bongo père, caractérisée par la forte personnalité d’Omar Bongo, homme politique d’une certaine envergure, chevronné à plus d’un titre, partisan de l’ouverture, notamment à l’endroit de ses opposants politiques, homme de compromis, d’où ses nombreuses médiations africaines, véritable père de la nation et aussi bon père de famille, qui fut entouré d’une bonne brochette de Premiers ministres, mit cinq (05) au total, dynamiques, hommes de devoir, loyaux, dévoués au service d’une politique de développement hardie avec des hauts et des bas.
De l’autre, on faisait face à un prince du pouvoir, nourri à l’école du père, mais très peu à l’écoute du peuple, entouré de serviteurs zélés et de valeur, grands commis de l’Etat pour quelques-uns, mais un Ali Bongo trop reclus avec ses amis de la « légion étrangère » tout puissants et omniprésents à l’image d’un Maixent Accrombessi surnommé « président bis », d’un Brice Laccruche Alihanga dit « messager intime », sans oublier la trop grande influence exercée par le fils et la première dame, une pasionaria avec un spectre politique très large et flou. Ali, le président, le maître des lieux, avait l’habitude de traiter ses Premiers ministres avec une certaine distance, aussi avec condescendance. Un mélange de suspicion et de dédain à qui pourrait s’appliquer l’adage suivant : « on a bien peu d’amis en politique et la méfiance est donc la règle ».
Ces deux expériences, tributaires du vécu des couples président/Premier ministre dans un contexte d’Exécutif dualiste, vont nourrir nos quelques réflexions relativement à la situation créée par la suppression de la fonction de Premier ministre du corpus des nouvelles règles constitutionnelles écrites de lege ferenda, c’est-à-dire en gestation. Ces expériences sont effectivement constitutives de pratiques politiques différentes.
La première expérience, vécue avec le président Omar Bongo, se caractérise par un dynamisme de bon aloi dans la réalisation de la politique du moment qui a conduit à un développement plus que visible dans plusieurs domaines : aérien, fluvial, ferroviaire, forestier, minier, pétrolier avec des sociétés emblématiques du genre, entre autres, Air Gabon, Comilog, Comuf, CNII, SNBG, Oprag, Sonatram, Setrag, porteuse du Transgabonais. Les domaines de l’habitat, de l’urbanisme et de la ville n’étaient pas en reste avec, entre autres, la SNI, par exemple. Tout cela enrobé dans des programmes de développement estampillés « rénovation », « rénovation rénovée », « nouvel élan », « progressisme démocratique et concerté », etc.
Ces programmes, menés et placés sous le sceau du « développement politique », idéologie de développement bien en vogue dans les pays en développement, portent la marque du volontarisme politique. Malgré le succès (relatif) de ces « politiques dites de modernisation » à mettre à l’actif du bon attelage président/Premier ministre, sous le président Omar Bongo, qui s’était appuyé sur des équipes dynamiques et visibles sur le terrain de l’action, il reste, cependant, que derrière ces hauts faits d’armes des décideurs politiques sous l’ère triomphante et conquérante du bongolisme (de Bongo, bongolisme, comme Hugo, hugolien) et de ses exécutifs performants, il y a beaucoup à dire au sujet des ratés innombrables induits par certains comportements regrettables, car au cœur et à l’origine de ces pratiques innommables, il y avait ce qu’on a appelé la « politique du ventre » qui n’a cessé de gangrener, hélas, l’exécution de ces plans de développement à travers des détournements colossaux et autres malversations, sans omettre le phénomène dit des « éléphants blancs » qui ont fleuri dans bien des secteurs de la vie économique du pays. D’où le mémorable et célèbre discours prémonitoire de feu Omar Bongo de janvier 2009 qui a sonné comme une sorte de mea culpa adressé au peuple gabonais. Il s’est agi là d’une vibrante sonnette d’alarme sur ces maux qui minent le futur de notre pays.
Quant à la seconde expérience, celle vécue sous la bannière du président Ali Bongo, elle paraît plus contrastée à bien des égards. Sous ce rapport, il est avéré que la première expérience couple président/Premier ministre vécue sous la férule du président Omar Bongo a été un succès, bien que mitigé par des données ou d’impondérables inhérents à une société en voie de développement, alors que la seconde expérience avec le président Ali Bongo s’est révélée plutôt désastreuse, chaotique, le président ayant été très mal entouré comme on l’a souligné plus haut, le Gabon ayant été mis en coupe réglée avec, à la manœuvre, la première dame, son fils aîné et leurs affidés, le tout sur fond d’affairisme outrancier, de délitement de l’Etat, de gestion dynastique éhontée. Dans ce scénario, le couple président/Premier ministre était devenu fantomatique en dernière analyse.
Au-delà, si, à première vue, l’organisation de l’Etat en Afrique francophone après les indépendances a pu reposer sur des contingences endogènes telles que, par exemple, au Gabon le partage institutionnel du pouvoir, qui a revêtu ici un caractère plutôt cosmétique de par ses côtés parfois ubuesque et théâtral, voire anecdotique, comme souligné plus haut, il n’en demeure pas moins que ladite organisation était liée aussi à des facteurs essentiellement exogènes dans la mesure où nos Constitutions africaines en général et les Constitutions gabonaises en particulier, depuis 1961 jusqu’à nos jours, ont, par mimétisme, emprunté un certain nombre de normes du régime semi-présidentiel français dont est issu le présidentialisme négro-africain actuel. Ainsi, les articles 8 et 28 nouveau de notre Constitution de 1991 (cf. les articles 5 et 20 de la Constitution française du 4 octobre 1958, socle de la Vème République) qui disposent :
• « le président de la République est le chef de l’Etat. Il veille au respect de la Constitution, il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat…» ;
• « le gouvernement conduit la politique de la nation « sous l’autorité du président de la République. Il dispose, à cet effet, de l’administration et des forces de défense et de sécurité ».
A cette aune, nos Constitutions, mises en place dans le sillage de leurs devancières, les Constitutions des anciennes puissances colonisatrices comme la France, ne pouvaient pas coller à l’ère du temps et en même temps s’arrimer à une certaine modernité politique en Afrique. C’est pourquoi, intégrer dans nos récents textes constitutionnels des prescriptions qui relèvent de cette modernité n’était pas mauvais en soi, sauf que cela a conduit parfois à des déviations ou à d’autres pratiques blâmables telles que l’hyper-présidentialisme, synonyme de présidentialisme exacerbé, dévoyé, pernicieux et, finalement, éhonté, induisant une tendance manifeste vers le monarchisme comme au Gabon.
Cette évolution a été vivement dénoncée depuis plus d’une décennie dans notre pays, suite à I’avènement d’Ali Bongo à la magistrature suprême, qui a porté un coup fatal à l’institution président de la République considérée, à juste titre, comme la clé de voûte des institutions, la multiplication des révisions de notre Constitution s’étant transformée en révisionnite alors que les Gabonais veulent plutôt que les progrès pratiqués accompagnent les évolutions institutionnelles. A cet égard, on n’est pas sûr que l’innovation majeure introduite par le choix du régime
présidentiel, avec sa cohorte de mesures subséquentes – suppression de la fonction de Premier ministre, instauration de la vice-présidence de la République – soit de nature à mettre fin aux dysfonctionnements qui entourent l’institution présidentielle avec ce qu’on a connu dans un passé très récent à travers une séquence pathétique, voire pathologique avec l’AVC d’Ali Bongo, corsée par la question de la vacance du pouvoir.
On peut également se demander si la constitutionnalisation de la fonction de vice-président de la République viendra faire sauter le verrou de la vacance du pouvoir et épargner le peuple gabonais de vivre à nouveau la dramaturgie qui accompagne l’instabilité de l’Exécutif comme on l’a vécu sous peu. A ce propos, il convient de retenir le constat résultant directement de l’atonie du couple président/Premier ministre sous le magistère d’Ali Bongo, causée par le fait qu’au sein de cet attelage, il y a eu un chaînon manquant qui est venu dérégler l’harmonie du tandem. Ce grain de sable, c’était d’abord l’inféodation du président de la République à ses conseillers, plus précisément au premier d’entre eux, c’est à dire le directeur de cabinet, et, par la suite, à la faveur de l’AVC du prince, la trop grande influence de son entourage géré par la première dame, leur fils aîné et leurs affidés. Ce qui est venu gripper finalement et totalement la machine de l’Exécutif en tant qu’institution cardinale de la vie politique du pays.
Si, à l’épreuve de la pratique, l’attelage président/Premier ministre doit cesser d’exister parce qu’à l’observation la fonction de Premier ministre serait inutile, ce n’est pas parce qu’en soi l’institution Premier ministre, chef du gouvernement, est inutile, voire absurde dans la vie des institutions et, partant, dans celle de la nation. C’est plutôt parce que dans l’union des deux entités-président (de la République)-Premier ministre, l’un des éléments de cette union en l’espèce a failli parce que diminué pour cause de maladie. Du coup, le couple tombe, devient et reste à la merci des prédateurs qui guettent, des personnes malfaisantes, des fauteurs de troubles potentiels. A l’exemple de ce qui se passe dans la jungle, dans la nature. Quand un troupeau d’antilopes ou de sangliers est regroupé, est ensemble, uni dans l’adversité, il peut affronter le lion qui est l’adversaire. Uni, le troupeau est protégé contre ce dernier. En revanche, lorsque le troupeau est disséminé, disloqué, avec des solitaires, chaque solitaire est facilement la proie du lion.
Dans le même ordre d’idées, ce n’est pas l’attelage président/Premier ministre qui est problématique, c’est-à-dire inutile, improductif en soi. Il le devient, lorsqu’un des éléments du tandem grince, notamment le plus important, l’élément dominant, dont la faiblesse entraine la faiblesse de l’autre, dont la chute entraine celle de l’autre.
A la lumière des expériences révélées dans d’autres pays en Afrique comme en France, par exemple, qui ont bien implémenté et expérimenté l’attelage politique constitué par la relation président/Premier ministre, l’un et l’autre, placés dans leurs rôles avec l’ensemble des prérogatives qui sont les leurs, étant du même camp et partageant la même vision et appliquant le même programme de gouvernement, les résultats sont conformes à leurs attentes, donc positifs. C’est, notamment, palpable et patent négativement en période de cohabitation politique, par exemple.
Pour illustrer la situation d’impasse à l’origine de l’impuissance inhérente à cette séquence particulière de la vie politique qu’est la cohabitation, un ex-Premier ministre ayant pratiqué la cohabitation avec un président de la République en France, Edouard Balladur, en l’occurrence, a déploré la situation dans laquelle la cohabitation réduit le président de la République, laquelle, dit-il, est « une marque de fragilité et de vulnérabilité de l’Etat ».
En d’autres termes, l’attelage ou le couple président/Premier ministre, dans la gouvernance politique moderne qui participe de la modernité politique, notamment en Afrique, n’est pas une vue de l’esprit, une coquetterie, mais une exigence capitale, voire un impératif catégorique, un principe essentiel de l’organisation des pouvoirs publics dans le cadre du présidentialisme contemporain version européenne et négro-africaine, le système politique américain mis à part.
A contrario, supprimer la fonction de Premier ministre, chef du gouvernement et y suppléer, par le vice-président ou par le président de la République devenu également, par ricochet, chef du gouvernement, peut apparaître, de ce point de vue, sinon comme une sorte de coquetterie, mais, du moins, ça y ressemble. Dans ces conditions, valider, plutôt entériner, cela, même de lege ferenda, c’est-à-dire à l’état de projet, comme maintenant, serait plomber, à tout le moins, l’administration des choses et le gouvernement des hommes.
Ainsi, la fin du tandem ou du couple président/Premier ministre, aussi séduisante soit-elle aujourd’hui, ne doit pas nous faire oublier les beaux jours et les bienfaits dudit tandem dans notre système politique. Aussi, ne faut-il pas se réjouir trop vite ou trop tôt de sa fin prochaine dans la vie politique du pays, tant le cours de celle-ci est parfois jalonné de défis et de périls multiples auxquels il faut plutôt répondre avec des outils institutionnels idoines et appropriés.
C’est sous le bénéfice de ces réflexions que nous nous permettons dès à présent de prononcer l’éloge funèbre du couple président/Premier ministre et, par la même occasion, celui d’une Constitution pratique dans le nouveau Gabon à construire.
*Juriste politiste, ancien haut magistrat