L’Etat gabonais est en lambeaux, victime d’une vampirisation systématique de la part de ses élites. En effet, ces dernières ont investi le domaine public pour leurs intérêts personnels. Aussi la frontière entre le public et le privé est devenue de plus en plus fluide au fil des décennies. Les théories anglo-saxonnes, très souvent normatives, ont parlé d’« Etat prédateur ». Ce concept valise a fini par dominer les analyses politiques et économiques au cours des années 70-90.
Sous l’emprise du néo libéralisme, l’on a fini par réduire la puissance publique à une nuisance dont il fallait se débarrasser sous le slogan : « l’Etat c’est le problème ». Un paradoxe, car ces pays ont besoin d’Etat et donc de la puissance publique. La privatisation des Etats par le truchement de l’externalisation – c’est-à-dire la concession des services publics à des opérateurs privés dans les secteurs régaliens – était devenue la seule voie de sortie du « sous-développement ». Il n’y avait pas une « réforme » qui n’intégrait le retrait de l’Etat. Et pourtant, les structurations varient d’un pays à l’autre, car la plupart des pays disposaient de peu de moyens.
L’Etat, pour se financer dans ces pays, était obligé de ponctionner les populations. Ces logiques prédatrices sont donc la conséquence du sous-développement et non l’inverse. Mais, pour un pays comme le Gabon, aux ressources énormes, cette théorie n’était pas pertinente.
A l’origine le Gabon avait un Etat stratège
Il disposait d’une administration efficace, en ce sens qu’elle livrait des biens publics aux usagers qui n’étaient pas contraints de verser des pots-de-vin pour recevoir un service public. De fait, le service public est un droit. Dès lors, Les citoyens ne sont pas tenus de monnayer leurs relations avec l’administration. Bien au contraire, il y a même un droit administratif qui protège les usagers contre d’éventuels abus de pouvoir. Le recrutement des fonctionnaires se faisait par concours administratif ou alors par intégration. Les employés du public tenaient leurs fonctions au mérite, car ils avaient été sélectionnés par concours en fonction de leurs capacités. Les agents de l’Etat étaient donc au service du public et non d’un parti ou d’une famille. Mais l’érection d’ABB-Obo à la présidence a ouvert une ère nouvelle. Sous le couvert de « l’unité nationale » et de « partage du pouvoir », le piston a remplacé le mérite. De fausses « identités régionales » se sont forgées. Cela au détriment de l’intérêt national qui est devenu la somme des intérêts particuliers. Sous son règne, le Gabon est devenu une constellation de régions et d’ethnies recomposées où de petits ambitieux se regardent en chiens de faïence en veillant chacun sur sa chasse-gardée. De fausses identités collectives forgées par la cupidité. Ce système a servi de paratonnerre au président.
Aussi, alors que c’était lui qui sollicitait le suffrage universel, il se défaussait sur ces « ministres qui ne lui disaient rien » . Mais, curieusement, il les maintenait au gouvernement des décennies durant sans que ces derniers aient livré quoi que ce fut aux citoyens.
Au Gabon l’équipe gouvernementale ne s’est jamais réduite, mais plutôt élargie à tous les chasseurs de primes, y compris après la Conférence nationale. L’opposition ayant aussi ramassé, bon an mal an, les miettes du festin. Il y eut des ascensions fulgurantes alors que le parcours des bénéficiaires ne pouvait justifier de telles promotions. Il n’y a pas un moment où l’on n’entend pas parler d’une complainte des membres d’une ethnie parmi les 65 que comptent le Gabon au motif qu’ils ne seraient pas « représentés » au sein du gouvernement. Ou alors au plus haut niveau des administrations centrales et autres entreprises paraétatiques. Par exemple, les enjeux autour de la mairie de Libreville obéissent à cette logique. Au lieu de désigner par voie électorale le meilleur maire de la ville, l’enjeu porte sur qui, des Myènè ou des Fang, va ramasser la mise, car c’est une affaire de gros sous.
En effet, au cours de tous les gouvernements « d’union nationale », aucun membre de l’opposition n’a occupé un ministère régalien. Récemment, des « cadres » mitsogo se seraient plaints au motif qu’ils ne seraient pas « représentés » au sein du gouvernement. Ou alors au plus haut niveau des administrations centrales et autres entreprises paraétatiques, voire dans les corps armés. L’Etat étant la seule source d’enrichissement. Ici le rôle du maire ne consiste plus à délivrer des biens publics aux usagers de la ville, mais un porteur de valises de sous pour le « distingué camarade ». Il suffit de regarder l’Etat de la ville pour se rendre que les budgets d’investissement ont été dévoyés. Et ce constat est valable au niveau national.
Le résultat est que la fonction publique a perdu son identité diluée dans ce qu’ils appellent ici la géopolitique. Une expression galvaudée, bien loin de cette noble science inventée en Allemagne par Friederich Razel (1844-1904). Même si le terme date de son compatriote Gottfried Wilhelm Liebniz (1646-1716), qui se définirait comme « l’analyse géographique des situations socio-politiques » ou alors « l’étude des interactions entre l’espace géographique et les rivalités de pouvoir qui en découlent ». Yves Lacoste est plus sec. La géopolitique est « l’étude des rivalités du territoire ». On en est bien loin ici. Or, le Gabon, sous l’emprise des Bongo, a été reconfiguré comme une constellation d’ethnies se battant pour l’accès aux ressources. En conséquence, une promotion individuelle, qui devrait relever du mérite, est perçue comme une rétribution à un village ou une ethnie, voire une région. De simples représentations imaginaires qui ne trompent personne. De fait, la vérification empirique démontre que c’est la promotion des copains et des coquins. Et tant pis pour l’intérêt général. C’est ainsi que certaines fonctions sont devenues exclusives. L’Oprag et toutes les régies financières sont le monopole de la famille régnante et du G2. Les fonctions « juteuses » étant réservées au clan du pouvoir. Et pourtant, de nombreux cadres valables croupissent dans des placards.
Les conflits d’héritage entre des membres de la famille régnante ne sont que le partage des ressources détournées à l’Etat. Car pour partager un héritage il faut avoir accumulé. Or, ceux qui se disent « riches » au Gabon sont en fait des voleurs des deniers publics. Ils n’ont donc pas de richesse à proprement parler. Ici le partage devient du recel. Et c’est illégal. Tout l’argent du Gabon depuis 1970 s’est évaporé de cette manière. Les Gabonais vivraient un partage du pouvoir, et donc des ressources par procuration.
Les théories dominantes parlent de « partage du pouvoir »
Mais ici le partage est plutôt autoritaire. Le président, grand bienfaiteur, serait ainsi entouré de prévaricateurs. Mais on se demande pourquoi il les choisit. Les Gabonais s’en prennent non pas au président, qui sollicite leurs suffrages, mais à ses collaborateurs indélicats. Ce régime est coutumier du fait que ceux qui ont détourné dans tel secteur obtiennent cyniquement des promotions ailleurs en continuant leurs forfaits. En réalité, ce qui caractérise une administration c’est son caractère impersonnel, car elle est permanente dans la mesure où elle assure la continuité de l’Etat. Elle ne saurait donc se soumettre au calendrier électoral ni aux logiques politiciennes. Les fonctions publiques ne sont pas des rétributions militantes. Ici chacun se soucie de soi et les Gabonais peuvent attendre. Mais cela fait 54 ans.
Si les concours ont été inventés, c’était pour réduire le poids dirimant des potentats locaux qui plaçaient leurs serviteurs partout. En conséquence, la chaîne de décision était bloquée et l’action publique était inefficace. ABB-Obo, conscient des exigences des concours administratifs hyper sélectifs, avait préféré faire baisser le niveau des recrutements afin de favoriser les siens. Aussi tout le monde s’est résigné à l’idée qu’il fallait promouvoir et protéger les siens au détriment de l’intérêt général. Il y a incontestablement une privatisation des gains et une socialisation des pertes. L’analyse historique comparative démontre que les gens ne se mobilisent pas sur la raison, mais sur des affects. Peu importe votre fortune politique, vous seriez imaginairement satisfait. Pour peu que le promu (ou la promue) soit de votre ethnie, clan, famille, village ou région. Il est pourtant évident que ceux qui sont promus s’occupent de leurs familles et non des ressortissants de leurs régions ou groupes ethniques. On a vu de nombreuses personnes promues en 54 ans, mais cela n’a pas changé le quotidien de leurs régions respectives.
ABB-Obo, dépourvu de vraie légitimité, s’était entouré de serviteurs susceptibles de lui prêter main forte contre les Gabonais. Les Gabonais eux-mêmes se sont laissés berner en croyant ramasser la mise. Si vous êtes directeur des finances publiques, c’est tout votre village qui exerce la fonction. Si tout le monde devrait être représenté au gouvernement, il y aurait 65 ministres. Ce qui est intenable, car il y a des ethnies qui sont dans plusieurs régions à la fois. La représentation symbolique ne mène nulle part.
La ville et ses environs d’Okondja ne sont pas développés
En dépit du fait que de nombreux cadres de cette contrée ont occupé plusieurs fonctions centrales (Jérôme Okinda, Jean Pierre Lemboumba Lepandou, Paul Toungui, Félix Mamalépot, Luc Oyoubi), le ministère des Finances fut leur fief. Il en va de même dans tout le Gabon. Que des personnes privées se partagent le fruit de leur travail s’entend, mais que l’Etat devienne la vache à lait de certains est la négation du fondement républicain. Ces reflexes grégaires ont fini par décourager les vocations, au point que chacun veut avoir sa part. C’est l’éventuelle perte de ce qui s’apparente à des privilèges qui justifie les transhumances. On se rapproche d’Abo ou de Ping parce qu’on guigne un poste et non par souci du pays. Tous les modèles d’analyses des 40 dernières années se sont effondrés au Gabon. Le concept de gouvernance a conservé toute son ambiguïté ici.
Il appert qu’aucune réforme ne peut aboutir si l’on ne change pas les exécutants
Ces derniers sont ceux qui gèrent au quotidien. Ils sont rompus aux stratégies de détournement. On peut donc changer le sommet, mais tant que la base baignera dans la culture de l’accaparement, rien n’en sortira. Ce qui ridiculise les « satisfécits » des agences multilatérales. Chaque fonctionnaire croit pouvoir représenter un groupe particulier. Le pire est que l’échec n’incombe pas à ceux qui sont coutumiers du fait, mais à l’ensemble de la communauté politique. Il ne saurait y avoir une communauté politique sans éthique de la responsabilité. Ce système de prébendes favorise l’impunité, au point que certains responsables se sont laissés dire par leurs subordonnés : « tu ne peux rien me faire. Ce n’est pas toi qui m’as mis là ». Ou encore : « Nos noms figurent sur le même décret. Va prendre un autre décret pour m’enlever si tu peux ! ». L’autorité de l’Etat est phagocyté au quotidien. Deux personnes de même grade auront des rémunérations différentes en fonction de leurs origines et relations. Et non en fonction de leur niveau de responsabilité.
Trois générations de Gabonais aux affaires n’ont pas réussi à changer le Gabon. Ceux de l’opposition ayant participé n’ont jamais expliqué aux Gabonais les raisons de l’inaction. Pis, ils se sont déjugés en allant travailler avec Obo et Abo après les avoir accusés de tous les maux. Les contempteurs du jour sont aussi les visiteurs du soir. Le comble du ridicule fut que tous ceux qui expliquaient aux Gabonais que la France est la source de nos malheurs furent les signataires des « Accords de Paris » en 1994. Une vraie reddition historique en rase campagne aussi bien vis-à-vis de la France que d’Obo. De fait, tous les éléments de la décrépitude sont connus des Gabonais, mais les gens préfèrent que les choses demeurent en l’Etat, car leur tour viendra.
Les partis d’opposition fonctionnent sous le même registre
Ce sont soit des bunkers ethniques ou des groupements familiaux. Aussi celui qui reçoit au nom du parti les subventions aux partis politiques se tire avec la manne qu’il se partage en famille. Ils ont tous à la bouche le mot « développement », mais sont incapables d’expliquer ce que c’est qu’est le développement. Le peuple, peu informé, se résigne à sa condition en attendant Godot. Le système influence donc les forces politiques et sociales.
Cette ambition ethnique a ruiné les Gabonais qui découvrent que leur pays n’est pas un eldorado. La politique, c’est l’union des volontés où les intérêts et les passions se conjuguent à des fins collectives. Un ministre est un responsable national au service de l’intérêt général et non un délégué tribal ou régional au sein de l’Etat. Dans la configuration actuelle, par exemple, le ministre des Travaux publics ou de l’Education nationale se gausse de l’état des routes ou des écoles au niveau national, car il n’est concerné que par sa région ou sa famille. La République ce n’est pas chacun pour soi, mais chacun pour l’autre. Les décisions sont simples. On identifie les problèmes, on les analyse, puis on mobilise les moyens et on agit. Mais Obo se contentait de gérer le G2. Et dans les autres régions du Gabon il en confiait la tutelle à des potentats qui veillaient au grain. Ces derniers avaient mis les barrières à l’entrée à tous ceux qui pouvaient leur faire ombrage.
Les ministres et les responsables ne sont redevables qu’à leur « chef de l’Etat» et non au peuple, lequel peuple se divise en petites factions ethno-régionales. Il convient de reconstruire l’Etat et sortir des crispations communautaires qui n’ont pas fini d’achever le Gabon. Un si bel édifice qui manque cruellement de bâtisseurs rigoureux. L’ambition nationale est le meilleur antidote contre l’ambition ethnique.
Aristide Mba