« Cette activité ne fait pas bouillir ma casserole », nous a confié le sculpteur qui s’est installé à l’entrée de Bifoun (district Bifoun-Ebel, département d’Abanga-Bigné, dans le Moyen-Ogooué) depuis plus d’une décennie après son accident sur les tatamis qui lui a coûté sa jambe gauche. Notre compatriote a passé sa jeunesse et son adolescence au quartier Akébé-Ville. A ces époques, il était un grand pratiquant du tae kwondo.
Mais, un jour, au cours d’un entraînement, il se foule le pied gauche et se blesse. Aucun médecin, au niveau local, ne peut le guérir et la gangrène s’installe à la longue. Son entourage parle d’un fusil nocturne lancé par un adversaire jaloux de son talent et de sa force de frappe. Il se rend en France dans l’espoir de retrouver la bonne santé. Hélas, il s’y fit plutôt amputer la jambe entre la cuisse et la fesse parce que la gangrène avait débordé. De retour au Gabon, il rencontre une âme sœur avec laquelle il s’installe à l’entrée de Bifoun. Entre-temps, son génie créateur en sculpture est né et n’hésite pas d’exercer cette activité qui, malheureusement, ne nourrit pas sa petite famille. Lors d’un déplacement dans l’hinterland, nous nous sommes arrêtés chez lui pour un entretien.
Le Mbandja : Merci, Monsieur Anoré, de nous recevoir chez vous. Comment appelez-vous l’art que vous pratiquez ?
Anoré Alexandre Martial : Je suis sculpteur sur bois. Je fabrique des masques. Je n’ai pas fait l’Ecole nationale d’art et manufacture (Enam – ndlr) ni les Beaux-arts, par exemple. C’est un métier qui est venu à moi et je suis autodidacte. Vous savez, il fut un temps où l’envie de le pratiquer m’envahissait et j’ai commencé petit à petit à sculpter sur bois, puis, sur pierre. Je fais aussi du staff. Personne ne me l’a jamais appris. A la longue, je me suis spécialisé sur les masques du Gabon, mon pays. Les masques d’autrefois et ceux créés par moi-même.
Pourquoi le choix des masques ?
Parce qu’ils traduisent le retour aux sources. C’est notre identité culturelle, parmi tant d’autres. C’est notre racine même. Et vous remarquerez qu’aujourd’hui beaucoup de Gabonais sont déracinés, acculturés et ne se rendent pas compte que ce sont nos valeurs auxquelles ils doivent s’accrocher, qu’il faut que nous y revenions. Parce que ce sont elles qu’utilisaient nos aïeux et qui leur donnaient de la force, de la valeur… Cette culture, je la pratique, car dans mon esprit, c’est la purification. J’y suis et je crois à nos aïeux, à nos ancêtres.
Au-delà de vos aïeux, vous dîtes qu’il y a certaines œuvres qui sortent de votre tête. Comment ?
Je suis créateur à partir d’une inspiration. Je m’inspire de la nature et je crois aux entités qui nous entourent et qui, parfois, me font découvrir les masques à sculpter. C’est vrai, on les voit comme ça, mais il faut avoir un état d’âme, un état d’esprit qui vous amène à communiquer avec l’au-delà.
Vous êtes situé au bord de la route nationale I, à l’entrée du district Bifoun-Ebel. Quand vous voyez toutes ces voitures passer devant vos chefs-d’œuvre sans s’arrêter, qu’est-ce-que cela vous fait ?
Chacun est libre. Chacun peut passer comme il veut. Ceux qui s’intéressent s’arrêtent et moi je ne suis pas complexé. C’est la liberté de tout un chacun.
Cette activité fait-elle bouillir votre casserole ?
Elle ne fait pas bouillir ma casserole depuis que je la pratique. Ce sont des miettes que je reçois de temps en temps. Voyez-vous, nos frères gabonais ne s’intéressent pas à nos cultures, à nos traditions. Ces sont des expatriés qui s’y intéressent un peu et s’arrêtent de temps à autre.
Les responsables du ministère du Tourisme, qui font le tour du Gabon en ce moment, se sont-ils arrêtés ici ?
Oui.
Est-ce que vous leur avez dit toutes vos vérités sur la galère dans laquelle vivent les sculpteurs gabonais, particulièrement vous-même ?
Non. Ils m’ont posé trop de questions à la chaîne. Il y avait le directeur général du tourisme qui était avec une importante délégation. Ils m’ont parlé et nous avons fait des photos.
Si, un jour, vous êtes en face du président de la République, pour le développement de l’artisanat au Gabon, pour faire bouillir votre casserole, que lui diriez-vous ?
D’abord, pour faire bouillir la casserole, il faut être connu. Je suis sur la Nationale I et le président de la République passe par là. Il faut qu’il s’arrête. Ce qu’il ne fait pas. Ce sont quelques expatriés qui s’arrêtent. Et malgré ça, ma casserole ne bout pas. Le président de la République n’est pas tombé du ciel. Il est né ici et il vit ici. Il a un ministre de la Culture. Ce qui fait qu’il connaît très bien les problèmes auxquels font face les artistes de tous bords et il a des solutions à tous nos problèmes. Pourquoi ne pense-t-il pas à nous ? Ma priorité actuelle, c’est d’avoir une maisonnette ici qui me servira de musée avec un grand panneau annonceur et un parking où les gens s’arrêteront pour venir acheter les masques ou se ressourcer.
Est-ce que vos masques ont tous la même signification ?
Tous n’ont pas la même signification. J’ai, par exemple, les masques d’initiation, les masques de retrait de deuil, les masques de réconciliation, les masques porte-bonheur, les masques qui sont protecteurs et j’ai aussi des masques qui nous interpellent… Il s’agit du monde de la création et celui de l’au-delà.
Pensez-vous à préparer votre relève ?
J’ai un fils qui a eu son baccalauréat l’année dernière et qui s’intéresse à cette activité. Il va certainement me remplacer. Il vit à Port-Gentil.
Propos recueillis par C.O.