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Gabon : Quand des magistrats tournent le dos à la dépénalisation du délit de presse

À l’heure où le Gabon progresse dans les classements internationaux pour sa liberté de la presse, une convocation judiciaire adressée au directeur de publication de Gabon Media Time vient cruellement rappeler que certaines autorités judiciaires peinent encore à se conformer à la législation. Loin d’un simple incident, cette affaire soulève une question centrale : pourquoi certains magistrats persistent-ils à ignorer un principe fondamental du droit gabonais ?

 

Une convocation sans fondement juridique

 

Le mercredi 4 juin 2025, Harold Leckat Igassela, journaliste et patron de presse, a été convoqué par la Brigade de transport aérien de Libreville. Cette initiative fait suite à un soit-transmis du parquet, rédigé par la magistrate Chancia Chrisalie Madaba Ndouma, à la suite d’une plainte de Yann Yangari pour « diffamation, injures et atteinte à l’honneur ». En cause : l’inclusion, par erreur, d’une image du plaignant dans un reportage traitant d’Africa Rail, confusion corrigée dans les minutes suivant la publication.

Une correction rapide, un préjudice inexistant… et pourtant une procédure pénale engagée. À croire que certains membres de la magistrature refusent encore d’admettre que le délit de presse est désormais hors du champ pénal.

 

La loi existe, mais encore faut-il la lire

 

Depuis 2018, l’article 199 bis de l’ordonnance n°00000012/PR consacre en toutes lettres la dépénalisation des infractions commises par voie de presse. Traduction : les policiers, les procureurs et les juges n’ont plus compétence pour instruire ou juger ce type d’affaire. Seule la Haute Autorité de la Communication (HAC) est habilitée à en connaître.

Ignorer cette disposition revient à violer un principe fondamental du droit : la primauté de la loi spéciale sur la loi générale – specialia generalibus derogant. Comment admettre que des magistrats, censés en être les gardiens, foulent aux pieds ce principe au nom d’un pouvoir qui ne leur appartient plus ? Est-ce par excès de zèle, nostalgie de l’ancien ordre judiciaire ou simple refus de voir les journalistes échapper à leur emprise ?

 

Un acte grave qui fragilise l’État de droit

 

Cette procédure ne peut être banalisée. Elle constitue une dérive préoccupante dans un pays qui fait de la liberté d’expression un pilier de sa transition. Le progrès, ce n’est pas uniquement grimper dans les rapports internationaux. C’est surtout garantir, dans les faits, que les lois soient respectées, même – et surtout – par ceux qui les appliquent.

Permettre à un OPJ de convoquer un journaliste pour un acte relevant de la régulation administrative, c’est comme demander à une brigade de gendarmerie d’instruire une demande de divorce. Cela frôle l’absurde, mais traduit surtout un dysfonctionnement inquiétant de l’appareil judiciaire.

 

Un signal d’alerte aux garants institutionnels

 

Face à cette atteinte manifeste au droit, des démarches ont été engagées. Le ministre de la Justice, le vice-président du gouvernement, les ministres en charge de l’Intérieur et de la Défense, ainsi que les présidents des deux chambres du Parlement de la Transition ont été saisis. Il s’agit, en urgence, de poser publiquement la question de l’effectivité de la dépénalisation du délit de presse.

Le Conseil supérieur de la magistrature a également été alerté, de même que la Cour constitutionnelle de Transition, afin qu’elle veille à la stricte application des textes adoptés conformément à la Constitution.

 

Une liberté de la presse qui ne se négocie pas

 

Ce type de dérive ternit les efforts entrepris depuis le 30 août 2023 pour garantir un espace de liberté aux journalistes gabonais. Le récent classement de Reporters sans frontières, qui positionne le Gabon à la 41ᵉ place mondiale (+15 par rapport à 2024), atteste d’un progrès. Mais un progrès fragile.

En République, les lois ne sont pas à géométrie variable. Et la justice ne peut être un instrument de répression lorsque le droit est limpide. Face aux tentatives de régression, le rappel à la loi n’est pas une option, c’est une nécessité démocratique. Car dans une démocratie digne de ce nom, même les magistrats doivent apprendre à obéir à la loi.

 

Lyonnel Mbeng Essone

Juriste, Rédacteur en chef adjoint, Gabon Media Time

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