Suite au mouvement de grève qu’observe le corps enseignant gabonais depuis trois mois et à la réaction pitoyable et maladroite du gouvernement, nous nous sommes rapprochés de l’un des acteurs de ce mouvement, le syndicaliste Marcel Libama, qui livre ici son sentiment. Au nom de l’équilibre de l’information, nous restons ouverts à la réaction du gouvernement.
Mingo : Marcel Libama bonjour ! Comment allez-vous ?
Marcel Libama : Bonjour ! Je vais très bien.
Vous observez un mouvement de grève depuis quelques mois. La semaine dernière, le gouvernement a pris des mesures assez dures contre vous, enseignants en grève. Votre position concernant la réaction du gouvernement ?
Cette mesure du gouvernement montre et prouve que ce gouvernement est incompétent face à cette crise et à bien d’autres. La folie consiste à faire les mêmes choses pour obtenir les mêmes résultats. Vous êtes sans ignorer qu’en leur temps, le ministre Séraphin Moundounga avait pris ce type de mesure. Idem pour Florentin Moussavou. Ce dernier avait même conduit les enseignants en conseil de discipline. Nous attendons toujours les résultats de ces différents conseils de discipline qui n’ont jamais abouti. Nous considérons ces propos du ministre comme étant de simples menaces. Au Gabon, le droit de grève est un droit constitutionnel. Autrement dit, on ne peut pas renvoyer les fonctionnaires que nous sommes pour des mobiles de grève, car les agents de l’Etat sont régis par les textes de la fonction publique, donc des fonctionnaires. Et sans passer par un conseil de discipline, aucun texte ne permet jusqu’à présent de renvoyer un fonctionnaire. Nous pensons plutôt que le gouvernement avait tout à gagner à inviter les enseignants autour d’une table de négociation afin d’apporter des solutions aux revendications légitimes qu’ils posent. Malheureusement, le ministre de l’Education a choisi de s’engager dans une voie sans issue, car aucun enseignant ne sera révoqué. Je dis bien, aucun enseignant ne sera révoqué. Le ministre Moundounga avait essayé, il n’a pas pu. Le ministre Florentin Moussavou est allé jusqu’à traduire les enseignants en conseil de discipline. Jusqu’à lors nous attendons toujours les conclusions de ce conseil de discipline.
Lorsqu’il dit que 20 % des enseignants sont en grève, mais 20 % sur 30 000 enseignants, cela représente à peu-près 6 000 enseignants. Ce ministre est-il capable d’assumer le remplacement de 6 000 enseignants ? On peut tout dire du PDG, mais je ne vois pas les sénateurs et les députés gabonais, membres du PDG, accepter le grand remplacement de Gabonais par des expatriés qu’on est en train de vouloir recruter. Déjà, notre système éducatif souffre de ce handicap. Nous avons plus de 90 % des enseignants du pré-primaire qui sont des non Gabonais. Ils sont plus de 75 % dans les disciplines scientifiques au secondaire. Et un pays sérieux ne peut pas confier l’éducation de ses enfants et de sa jeunesse à des expatriés. N’enseigne le petit Français que le Français. N’enseigne le petit Chinois que le Chinois. La décision du gouvernement de radier les enseignants gabonais en grève est d’abord en contradiction avec la Constitution, avec le statut général des fonctionnaires et aussi en contradiction avec les textes internationaux, notamment au niveau de l’OIT qui encadre l’activité syndicale dans un pays.
Vous dîtes que le gouvernement devait appeler à la négociation. Et pourtant, dans sa communication, le ministre affirme qu’il a entamé des discussions avec vous. Il est donc étonné qu’en même temps vous durcissiez votre mouvement de grève. Si le ministre dit vrai, pourquoi poursuivre la grève ?
C’est le gouvernement le plus minable que nous ayons connu dans ce pays. Avec un Premier ministre d’une incompétence notoire. Nous sommes en grève depuis le 27 septembre 2021, donc en pleine rentrée scolaire. Figurez-vous qu’après près de trois mois de grève, nous n’avons jamais vu le ministre de la Fonction publique qui est en charge de la gestion de la carrière des fonctionnaires. Nous n’avons jamais vu le ministre des Finances qui s’occupe des aspects financiers, car nos revendications portent sur des situations administratives et financières. La logique aurait voulu qu’après trois mois de grève, nous rencontrions autour d’une table le ministre de l’Education nationale et ses collègues de la Fonction publique ainsi que des Finances. Pire encore, le Premier ministre, sentant que son ministre de l’Education nationale ne s’en sort pas, devait prendre le dossier en main et convoquer autour d’une table l’ensemble des protagonistes de cette crise pour dégager des pistes de solution. Malheureusement, elle est restée droite dans ses bottes. Nous avons vite compris qu’elle fait montre d’une indifférence, d’une surdité sociale en refusant de régler cette crise. De mémoire de Gabonais, je n’ai pas souvenance, à l’époque d’Omar Bongo, que nous arrivions à trois mois de grève sans que les ministres concernés par la question ne se retrouvent avec les partenaires sociaux autour d’une table, sans que le Premier ministre ne les convoque. Et enfin, lorsque le président de la République remarque que le ministre de l’Education nationale, comme son Premier ministre, n’arrive pas à résoudre cette crise, le président de la République prend tout de suite les choses en main, car il est le dernier recours. Mais nous ne voyons rien.
Lorsque le gouvernement vous parle de dialogue social, il n’existe pas. Ce qui existe c’est le dicktat social. Pour qu’il y ait dialogue social, il faut d’abord que le fait syndical soit reconnu. Or, le ministre de l’Education nationale ne reconnaît même pas le fait syndical. Lorsqu’il dit ne pas vouloir de la présence des syndicats au sein des établissements, il nie de facto le fait syndical. Autre chose, le dialogue social est la prérogative des organisations syndicales représentatives, car pour qu’il y ait dialogue social, il faut d’abord organiser dans le pays des élections professionnelles. On ne discute pas avec des syndicats que j’appellerais « mallettes », des syndicats courroie de transmission… Donc, quand vous réunissez dans une salle de classe des syndicats faits de bric et de broc, quel dialogue social vous faîtes ? Si le ministre voulait vraiment le dialogue social, en trois mois, ce n’est pas avec une ou deux rencontres par mois. On devait négocier tout le temps. Il ne faut pas se fatiguer de négocier. Lorsqu’une réunion ne va pas, on la suspend tout de suite et on en convoque d’autres jusqu’à ce que des solutions soient trouvées. Quand le ministre dit : « On a pris en compte… ». Mais prendre en compte n’est pas une solution. Créer une commission, nous le savons, n’est pas une solution. C’est vieux comme le monde, lorsqu’on ne veut pas résoudre un problème, on crée des commissions. Et des commissions, nous en avons au niveau de l’éducation nationale. Le dialogue social, franchement, n’existe pas. J’affirme qu’il a un coût. Mais si je vous demande qu’est-ce qui est consacré dans le budget pour le compte du dialogue social ? Il n’y a aucune ligne budgétaire pour ça. Et cela dans l’ensemble des ministères. Donc si le dialogue social était une réalité dans notre pays, vous deviez voir dans la loi de finances des chapitres au niveau du gouvernement consacrés au dialogue social.
Pour moi, le dialogue social a trois formes : la consultation, la concertation et la négociation. Pour le moment, il n’y a rien de cela. Le gouvernement se livre plutôt à une fuite en avant. Le statut général des fonctionnaires est clair en termes d’avancement, de titularisation et de postes budgétaires. Actuellement, le gouvernement nous donne des pré salaires, quelque chose qui n’existe pas dans le statut général de la fonction publique. Mêmes au niveau des retraités, on ne touche plus sa pension tout de suite. On nous parle de pré-retraite. Si ce n’est pas un Etat voyou, alors c’est tout comme, car les Etats voyous sont les Etats qui ne respectent pas les droits de l’Homme.
Sachant que le gouvernement n’a pas les moyens de sa politique en ce moment, est-ce que, conscients de cela, vous ne versez pas dans une sorte de surenchère ?
Laissez-moi rire ! Non, le gouvernement a des moyens. Il n’y a certainement pas de moyens pour le gouvernement de payer ses dettes aux Gabonais, mais le gouvernement a des moyens pour se payer des avions. Il dispose de moyens pour organiser certaines activités qui n’ont rien à voir avec le développement du Gabon. A supposer qu’il n’ait pas de moyens comme vous dîtes, et pourtant chaque mois, il est dénoncé des détournements de deniers publics et autres actes de corruption ou tentatives de corruption. Regardez le parc automobile de nos administrations ! Nous demandons au gouvernement de respecter simplement ses propres engagements. Le gouvernement ne peut pas dire en même temps qu’il ferme les écoles de formation des instituteurs et des professeurs, à contre cœur. Nous lui disons d’accord, mais, paradoxalement, nous remarquons que les ministères de la Défense et de l’Intérieur recrutent à tour de bras. Et pourtant, c’est le même Etat. Est-ce à dire que le militaire ou le policier sont plus importants que l’enseignant qui a fait de lui ce qu’il est ? Des équipements militaires et de sécurité sont achetés tout le temps, mais à l’éducation nationale, rien. On constate aussi qu’on organise des concours au niveau de la magistrature, mais on n’organise rien à l’éducation nationale. Alors que l’Education nationale, c’est la clé pour l’avenir d’un pays.
Le gouvernement nous fait comprendre que la jeunesse est sacrée, elle est une priorité, mais, dans les faits, c’est autre chose. Le gouvernement avait pris la décision de bloquer les concours pour trois ans, de bloquer les avancements pour la même période, mais les trois ans sont passés. Si nous ne faisons rien en ce qui concerne la carrière, beaucoup d’enseignants ne pourront plus participer à des concours, car pour être recruté à la fonction publique, il faut avoir 35 ans. Après, ce n’est plus possible. Pour aller à l’ENS, il faut aussi avoir un certain âge. Donc, c’est après avoir interpelé le gouvernement que nous sommes arrivés à ce mouvement de grève. Nous avons même esté en justice certaines autorités de la tutelle. Malheureusement, la situation est insupportable aujourd’hui.
Actuellement, nous avons la Covid. Faites le tour, vous allez constater qu’aucun établissement au Gabon n’est aux normes sanitaires alors que le gouvernement, autour de 30 membres, n’arrive pas à se réunir en présentiel. Ce gouvernement nous contraint à avoir des salles de classe de près de 100 élèves. Et dans de nombreux établissements, il n’y a ni eau, ni gel hydro-alcoolique, encore moins du savon ou des thermo-flash… Comment peut-on accepter de travailler dans ces conditions lorsqu’on sait qu’il y a un nouveau variant du Covid qui est en train de faire des ravages dans le monde ?
Suite à votre mouvement de grève, les élèves au niveau des provinces actuellement descendent dans la rue. Etes-vous inquiets ?
C’est plutôt le gouvernement qui devrait s’inquiéter. On ne sait jamais d’où vient le vent de la contestation. L’empereur Bokassa est tombé en RCA à la faveur d’une grève des élèves. Au Mali, Moussa Traoré est parti du pouvoir suite aussi à une grève des élèves. Ces derniers, dans la rue, sont incontrôlables. Une bavure policière face à un élève peut entrainer le pays dans le chaos. Et les enfants ont raison de descendre dans la rue pour protester contre l’absence d’enseignants dans les salles de classe. Cette situation ne gêne malheureusement pas le gouvernement.
Vous ne pouvez pas dire ça ! Le gouvernement s’en est inquiété et a pris des mesures drastiques contre les grévistes. On parle même de recrutement d’enseignants en Afrique de l’ouest pour vous remplacer. N’avez-vous pas peur de perdre votre emploi ?
Est-ce en cassant le thermomètre qu’on va faire baisser la fièvre ? Ils peuvent même remplacer tous les enseignants, mais si l’administration dont on nous parlait en termes de modernisation, mais en réalité un simple slogan, ne tient pas parole, ceux qu’ils sont allés recruter vont travailler dans quelle fonction publique ? Eux aussi n’auront pas de salaire, pas d’avancement, pas de tout ce que nous sommes en train de réclamer. A leur tour, ils iront dans les grèves. Ils vont vers une fausse piste. Au temps de Florentin Moussavou déjà il était question d’aller recruter des enseignants expatriés dans les disciplines scientifiques. A l’époque il était question d’aller chercher plus de 1 000 enseignants à l’Île-Maurice. Le gouvernement refuse de dire aux enseignants qu’il n’y a pas d’argent et qu’il est pieds et mains liés par les engagements qu’il a pris auprès du FMI et d’autres bailleurs de fonds.
Souvenez-vous, en 2013, le président de la République avait pris un décret. Je crois le décret 0457 qui créait le PDVRA (programme de départ volontaire et de retraite anticipée). De nombreux fonctionnaires se sont inscrits à ce programme de départ volontaire, mais le gouvernement n’arrive pas régler cette situation parce que tout simplement il a du mal à trouver l’argent pour payer. Excusez-moi, c’est un gouvernement qui brille dans les annonces, dans les intimidations, dans les maquettes et dans les chimères. Aujourd’hui, les jours de ce gouvernement sont comptés. Les ministres se battent plus pour vouloir rester au gouvernement que pour traiter les dossiers sensibles. Pour la petite histoire, lorsqu’un ministre de l’Education met les enseignants sur bons de caisse, c’est souvent sa dernière cartouche. En outre, en mettant les enseignants sur bons de caisse, le gouvernement viole la loi.
Autant la loi dit qu’en cas de grève, les jours de grève ne sont pas payés, autant il y a des éléments de salaire auquel le gouvernement ne devrait pas toucher. C’est, par exemple, l’indemnité de logement et les allocations familiales. Car étant en grève, on n’en demeure pas moins fonctionnaires. Or, en nous mettant sur bons de caisse, le gouvernement nous prive, et avec nous, nos enfants, de notre logement et des allocations familiales. Ce qui est gravissime dans un Etat de droit. Le bon de caisse est un peu comme un chèque. Et un chèque ne peut pas se retrouver dans les mains d’une tierce personne. Les bons de caisse sont libellés au nom des enseignants. Ces bons de caisse se retrouvent maintenant aux mains de l’administration qui fait dans du chantage. Si voulez recevoir votre bon de caisse, vous devez repartir dans vos salles de classe et, au bout de deux semaines de cours, on vous donne votre bon de caisse. Cette situation crée une autre plus grave. Autrement dit, beaucoup d’enseignants que vous voyez aujourd’hui à l’école vont faire semblant d’aller enseigner afin de recevoir leur bon de caisse. Je demande aux parents de regarder les cahiers de leurs enfants. Ils verront qu’il n’y a pas grand-chose, car l’enseignant est là d’abord pour son bon de caisse plutôt que pour autre chose. Cette forme de grève fait plus mal que celle qui se fait ouvertement. Combien d’enseignants font réellement cours ?
Votre mot de la fin
Aujourd’hui, nous sommes 30 000. Le gouvernement n’a traité qu’à peu près 1 050 dossiers. Une misère ! A ce rythme, il faut attendre 2052 pour régler l’ensemble de nos dossiers. Ça coûte quoi au gouvernement de créer un guichet spécifique, de doubler les équipes pour que nous repartions ? Vous êtes sans ignorer que chaque jour les femmes accouchent. Donc, chaque jour la démographie scolaire prend du volume. De l’autre côté, chaque année les enseignants meurent ou vont à la retraite. D’autres sont nommés dans différentes administrations. Il y a donc un déficit qu’il faut combler en termes d’enseignants. Je connais des provinces qui enregistrent des départs de plus de 30 enseignants pour ne recevoir que trois en retour. Et lorsque le gouvernement nous parle de la lutte contre le Coronavirus, cette lutte passe aussi par l’augmentation des structures d’accueil afin de diminuer les effectifs dans les salles de classe.
Pour finir, je dirai que de mémoire de syndicaliste, lorsque nous disons que le président est mort, il ne s’agit pas d’une mort physique, mais de son silence face à des situations inquiétantes. Il dit avoir fait de la jeunesse son cheval de bataille. Que cette jeunesse se trouve aujourd’hui dans la rue, se retrouve sans cours et qu’à son niveau il n’y a aucun signe, cela devrait inquiéter. Les menaces ne font que radicaliser les positions des uns et des autres. Nous voulons repartir dans les salles de classe, mais pas à n’importe quel prix. Il faut aussi rapidement rouvrir les écoles de formation des enseignants. Je rappelle qu’il faut au minimum deux ans pour former un enseignant. Les écoles sont fermées depuis quatre ans. Même si on organise le concours aujourd’hui, il faudra attendre six ans.
Du côté de nos collègues, je leur demande de ne pas baisser les bras. Si nous arrivons à braver et à résister après la mise sur bons de caisse, le gouvernement n’aura plus d’autre choix que de satisfaire nos revendications.
Je déplore enfin que le gouvernement ait choisi le jour de notre recueillement pour nous intimider. Dans une République, ce genre d’acte est tout simplement indécent et je tiens à le dénoncer énergiquement.
Propos recueillis par GPA