La mémoire et, surtout, les représentations du passé jouent un rôle fondamental dans la construction des sociétés. On peut dire que travailler sur l’histoire immédiate c’est comme disséquer un corps encore chaud. Maurice Halbwachs en a écrit des tonnes sur la mémoire collective des sociétés.
Une nation c’est aussi une mémoire collective, la capacité de se souvenir ensemble. Au Gabon, depuis 60 ans, l’Etat historien brouille les pistes ; l’histoire du Gabon se réduisant aux 53 piteuses années bongoistes. L’omission est une vertu dans notre République qui a perdu son âme. Une société ne peut vivre sans mémoire. La volonté de vivre ensemble exige la vérité historique. Toutes les sociétés humaines sont soumises aux ruses sociétales et aux conflits. Il y en a même qui ont une mémoire sélective. Le droit positif exige la preuve matérielle. La charge de la preuve détermine les dénouements judiciaires.
Depuis 53 ans, la mémoire gabonaise est en miettes. Sous le joug d’un régime dont le fondement principal demeure le mensonge, c’est la République des faussaires. Des contre-vérités historiques qui sont en fait des mensonges d’Etat. La question des origines de la famille composée régnante est un parfait exemple. Il suffit de remonter les biographies des uns et des autres pour constater qu’il y a de nombreux trous. Depuis 53 ans il est dit que le Gabon est un « havre de paix » grâce à la maestria du « grand camarade » ABB-Obo. Mais l’ancienneté d’une erreur n’est guère la vérité. Aussi, depuis 50 ans, les hommes se publics ne lassent pas de nous bassiner avec la « nécessité d’un dialogue » ou d’une « unité nationale ». Alors que rien dans les structurations du Gabon colonial ni post-colonial ne justifie une telle posture. La « paix » au Gabon n’est pas la conséquence d’une action publique. Mais plutôt du commerce (étymologiquement commerce signifie relation) des Gabonais entre eux .qui ont su, par inculturation, coexister pacifiquement. Léon Mba avait laissé une calebasse pleine. Mais Albert-Bernard Bongo (puis Obo) et ses caciques l’ont cassée. C’était d’ailleurs pour cela qu’Albert Bernard Bongo (ABB) avait pu, avec l’aide de ses tuteurs français et quelques alliés locaux, prendre le pouvoir au Gabon et instaurer un régime qui n’a pas cessé depuis lors d’achever le Gabon. Il ne faut pas se payer de mots. Le Gabon est passé d’un monopartisme autoritaire au pluralisme autoritaire sans passer par la démocratie que l’on confond depuis 30 ans avec la libéralisation timide des années 90. Une involution qui confirme bien qu’une dictature n’est jamais aussi dangereuse que lorsqu’elle simule la démocratie. Il n’y a pas de démocratie sans alternance et il n’y a pas d’alternance sans démocratie. Il n’y a pas de semi-démocratie comme on dit d’une femme qui n’est jamais à moitié enceinte.
Un régime politique est démocratique ou pas
La libéralisation de 1990 a été l’assurance-vie du régime Bongo. L’ironie de l’histoire est que les deux principaux événements majeurs du Gabon post-colonial, le coup d’Etat de 1964 et la Conférence nationale de 1990, n’ont eu pour effet pervers que d’établir Albert-Bernard Bongo comme président, dans le premier cas, et de consolider son pouvoir, donc toute sa descendance à la tête de l’Etat ad vitam aeternam dans le second. Car sans le coup d’Etat de 1964, ABB n’aurait jamais percé. Et sans la Conférence nationale de 1990, il aurait été balayé et nous n’aurions ni Abo ni les autres. En faisant de l’uchronie on imagine un meilleur sort au Gabon sans ces évènements. Chaque fois que les Gabonais se sont engagés historiquement c’est pour consolider l’adversaire. ABB-Obo étaient les vainqueurs historiques de ces deux événements. Et ils sont prêts à tout pour le préserver. Mais Obo ne pouvait contrôler le Gabon et les Gabonais tout seul. Il lui fallait des compagnons de route. Le consentement des Gabonais à la structuration du Gabon sur cette période explique mieux la longévité du régime que les sempiternelles et infantiles lubies sur la France. Car la France ne vous empêche pas de changer votre régime. S’il perdure c’est que de nombreuses personnes, donc des familles, en profitent. Au regard de nos pratiques sociales, il y a trop de Gabonais qui perdraient si le régime s’effondrait. Ce serait un tremblement de terre sociétal dont les effets sont incommensurables.
Un Gabonais avait compris ce qui se passait au Gabon dès 1966 après qu’il ait rencontré le président Léon Mba à l’hôpital Claude-Bernard. Ce fut Germain Mba, qui lui avait narré ce que les Français lui demandaient. Ce à quoi il s’était refusé jusqu’à son dernier souffle. Disons-le tout net : Léon Mba n’a jamais désigné ABB comme son successeur. Bien au contraire, il était offusqué par les jeux français. Et, selon Jacques Foccart lui-même, il ne voulait plus en parler, mais avait, en revanche, proposé la libération des prisonniers de 1964, notamment Jean-Hilaire Aubame, afin que ce dernier prenne la relève. Ce qui était d’ailleurs l’accord secret de 1961. Faut-il rappeler que, contrairement aux lieux communs qui se déploient sur la toile, Léon Mba avait bien gagné la présidentielle de 1961, car il était le candidat unique soutenu par toute la classe politique, dont Jean-Hilaire Aubame, qui avait surpris son compagnon René-Paul Sousatte. Léon Mba demeure à ce jour le seul président démocratiquement élu au Gabon. Et il a tenu tous ses mandats grâce aux élections qu’il a gagnées. Aussi bien comme maire de Libreville (1956) que comme président de la République (1961).
De fait, Germain Mba, instruit de l’histoire et notamment des institutions gabonaises, savait que la Constitution du 21 février 1961 n’ayant pas été modifiée, il avait le droit de se présenter comme le prévoyait ladite Constitution. De fait, il remplissait toutes les conditions, contrairement à ABB à la biographie floue et illusoire. Le parti unique et la suspension des partis et syndicats étaient illégaux. La Constitution n’ayant été modifiée qu’en 1973, c’était pour cela qu’il était revenu au Gabon pour se présenter contre ABB qui n’avait pas encore consolidé son régime. Il avait des chances grâce à l’électorat fang et à sa notoriété. Une majorité de Gabonais l’aurait suivi. C’était sociologiquement possible. ABB, voyant le danger, avait décidé, avec ses barbouzes, de le mettre hors d’Etat de nuire. Nous ne reviendrons pas sur les événements, mais les acteurs présents, surtout ceux qui sont vivants, se doivent de répondre.
Certains acteurs institutionnels au moment des faits sont toujours vivants. Aussi, pour bien situer les choses, il convient de rappeler le cadre et les acteurs régaliens de cette époque au moment des faits. Albert-Bernard Bongo était président depuis 4 ans. Léon Mebiame était VP et garde des sceaux, puis remplacé à ce poste par Jean Rémy Ayouné. Georges Rawiri, ministre des Affaires étrangères, Paul Malekou, ministre des Travaux publics, Richard Nguema-Bekale, directeur de cabinet du président (il fut en fait le 1er sous Bongo puis après remplacé par feu Etienne Moussirou), René Rendembino-Coniquet, SG de la PR, Jean-Stanislas Migolet, ministre de l’Intérieur, Jean-Boniface Asselé, DG de la police nationale, le général Nkoma, commandant en chef de la gendarmerie, le général Nazaire Boulingui, commandant en chef de l’armée, Conan, directeur du Cedoc, Robert Maloubier (dit Bob), fondateur de la garde présidentielle(GP), puis le colonel Louis (Loulou) Martin, patron de la fameuse GP ainsi que beaucoup d’autres acteurs agissant dans l’ombre. A cette époque Jean-François Ntoutoume était déjà haut fonctionnaire, président du Conseil gabonais des chargeurs, et Casimir Oye Mba, directeur national de la Banque centrale. Quant à Paulin Obame Nguema, il était médecin. Tout comme Eloi-Rahandi Chambrier qui habitait non loin du lieu de l’attaque. Lui, qui prétend tout savoir sur l’histoire du Gabon et ancien collègue de Germain Mba (ministre de l’Intérieur) comme ministre de la Santé dans l’éphémère gouvernement de Jean-Hilaire Aubame, le plus court de toute la République, ne pipe mot sur ce sujet qui semble être une patate chaude. Quid de leur serment d’Hippocrate ? Dès lors qu’un homme de cette envergure disparaît, sans enquête, cela pose problème. Et comme à l’accoutumée, le régime laissa couler un peu de temps. Pourtant, tout le monde en parlait en privé – via radio-trottoir – avec des hypothèses les plus fantaisistes les unes après les autres.
La nouvelle se répandit dans le pays sans que nul ne sut ce qui s’était réellement passé. Ce ne fut que quelques semaines après que le régime passa à l’acte. Ainsi, Jean Ovono-Essono, ancien journaliste sportif (qui doit lui aussi s’expliquer) au verbe précis et à la diction parfaite, désormais responsable de la presse présidentielle après l’éviction de Jean-Obiang, lut un communiqué loufoque à la RTG au contenu langue de bois : « un diplomate gabonais, Germain Mba, aurait été attaqué de retour du cinéma à son domicile situé au quartier London. Le gouvernement lance un appel à témoin (…) ». C’est d’ailleurs pour cela que le flou persiste, car il y a trop d’acteurs encore vivants qui se taisent comme d’habitude. Leur silence leur a valu des carrières en or, donc enrichissement obscène. Paradoxalement, le vice-président (1967-1975), puis Premier ministre, Léon Mebiame (1975-90), commissaire de formation, savait bien ce qui s’était passé, mais il fut muré dans un silence qui en dit long sur le fatalisme des Gabonais devant l’histoire. Tous ses successeurs – comme par hasard Fang de l’Estuaire, tout un programme ! On se demande bien pourquoi, car le Gabon n’appartenait pas aux Fang, encore moins de l’Estuaire, au point d’avoir un monopole négatif sur cette fonction où leur passage fut stérile sans exception. Si ce n’est des faire-valoir dociles et inefficaces au service d’ABB-Obo et non du Gabon, sont autant cois, Casimir Oye Mba (1990-94), Paulin Aubame Nguema (1994-99), Jean-François Ntoutoume Emane (1999-2006), Jean Eyeghe-Ndong (2006-2009), Paul Biyoge-Mba (2009-2012), Julien Nkoghe-Bekale (il avait 9 ans) sont tous Fang de l’Estuaire, dont certains liés à Germain Mba. Raymond Ndong-Sima (2012-2014 – ce dernier était adolescent au moment des faits. Il avait 16 ans), Daniel Ona-Ondo (2014-2016) sont du nord, mais des Fang. Des personnalités aux qualités diverses et aux compétences indéniables, mais qui, curieusement, dans leurs fonctions ou engagements publics n’ont jamais daigné poser cette question qui demeure tabou : le cas Germai Mba.
Car si Germain Mba est porté disparu depuis bientôt 50 ans c’est qu’il lui est arrivé quelque chose. Il n’y a pas prescription pour les meurtres politiques. L’opacité dans l’espace public est l’ennemi de la démocratie. Alors, pourquoi ces soi-disant « dignitaires fang », bardés de diplômes, n’ont-ils jamais évoqué publiquement le cas Germain Mba en interpellant Omar Bongo sur le sujet et semblent se murer dans une conspiration du silence ? Ils avaient les moyens de l’Etat, y compris agir de manière subreptice. De qui et de quoi ont-ils peur ? De quoi leur silence est-il le nom ? Aucune dérobade n’est plus acceptable, car c’est trop facile de dénoncer Abo, Sylvia ou Nourredin comme des imposteurs étrangers. Mais qui les a fait roi ? Il appert que sans leur compagnonnage avec Obo, nous n’aurions jamais eu Abo et sa clique dont l’impéritie a mené le Gabon à l’abîme. Surtout à l’instar de la nouvelle PM qui est une calamité intellectuelle et politique. Sa carrière politico-administrative est une envolée superficielle. Et l’on se demande jusqu’où allons-nous tomber.
Les contempteurs d’Abo n’ont jamais démontré en quoi le fait d’être Gabonais de souche a changé le destin des Gabonais. Bien au contraire, ils furent les surveillants volontaires d’Obo et d’Abo qui n’en demandaient pas tant. Obo disait qu’il était surpris de se réveiller le matin toujours en place. Germain Mba était un nationaliste authentique. Il a une famille qui attend depuis 50 ans. Aussi la disparition d’un homme public d’une telle envergure n’est plus une affaire familiale. C’est notre affaire à tous. Jean Boniface Assélé sait tout, mais il se tait sauf à faire du « chantage aux milliards » comme l’a publiquement dit sa propre sœur qui sait de quoi elle parle. Tant le personnage est coutumier du fait. Il s’exprime sur tout, mais demeure une carpe sur l’affaire Germain Mba. 60 ans après l’indépendance, nous devons regarder notre histoire avec courage.
La fuite en avant ne fait que remuer le couteau dans la plaie. Les Premiers ministres fang de l’Estuaire n’avaient pas le courage de Pauline Nyingone qui tint tête à la fraude d’Obo en 1993, cordonnée par son directeur de campagne de l’époque Casimir Oye Mba, nouveau converti à la démocratie alors que cet acte avait obéré les possibilités de libération du Gabon. Aussi, ne nous payons pas de mots. De nombreux Fang (surtout du G1 et du G9) ont vendu le Gabon aux Bongo. Certains ont non seulement soutenu, mais aussi consolidé le pouvoir des Bongo au Gabon. Ils avaient la charge de tenir les Gabonais soumis à cette famille qui a ruiné toute l’ontologie gabonaise. Cela continue avec les nouvelles générations où l’on voit des jeunes Fang des mêmes régions s’empresser de former des « comités de soutien » à l’Ajev, version BLA, ou version Nono. Beaucoup d’entre-eux sont dans l’ombre de la première dame. Preuve s’il en est que toutes nos valeurs ont volé en éclats.
Des Gabonais rasent les murs à la présidence
Et comme dirait Daniel Ona Ondo « Abôr be ye Oyem, mina yi fe zè ? ». Autrement dit, « Gens d’Oyem, vous voulez encore quoi ? J’ai nommé des ministres de chez vous ». Un propos dilatoire qui en dit long sur le supplice des Gabonais. A l’instar de la lettre de certains « Mpongwé corrompus à Sylvia Bongo qui s’était présentée en vedette américaine devant le monde entier le 17 août 2019 comme la vraie patronne du Gabon.
Les Bongo ne sont pas forts.Ce sont les Gabonais qui sont faibles. Ces derniers sont devenus des spectateurs assoupis de leur propre histoire. Cependant, ils doivent savoir (surtout les jeunes) ce qui s’est réellement passé en 1971 à Libreville. Nous ne pouvons faire l’unité nationale sans avoir fait l’inventaire de nos différences et réglé nos différends. L’affaire Germain Mba c’est l’angle mort de l’histoire post-coloniale. Comme on dit chez nous, celui qui sait doit parler. Et c’est cette vérité qui assure la paix des morts, ipso facto, la paix des âmes sans laquelle il n’y a pas d’existence pacifique. Pour que ce passé passe, la vérité historique est ici salubre. Et quand on a peur de son passé, on craint l’avenir. Nous ne pouvons nous dérober.
Rendez-nous le corps de Germain Mba afin qu’il repose en paix ! Car un corps sans sépulture est une âme en souffrance. 50 ans de trop. Zi mina yem ? Mina zo na ? (qu’en savez-vous ? Que dîtes-vous ?). Cette page historique arrachée doit être remise à sa place. Notre vivre ensemble exige une politique de vérité loin des fausses palinodies du régime-Bongo PDG. Les Gabonais se disent des panthères. Jusqu’à preuve du contraire, ce sont que des panthères menées par des ânes. On ne peut libérer le Gabon en masquant notre histoire. Il faut libérer l’histoire des mensonges d’Etat pour en finir avec la mémoire vaine.
Aristide Mba